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L’Amérique latine : Nouvel horizon du socialisme ?

Publié le mercredi 13 septembre 2006.


Depuis la fin des années 90, début des années 2000, l’Amérique latine connaît une montée en puissance progressive de la gauche. En 1999, avec Hugo Chavez au Venezuela, puis en 2002, avec Lula au Brésil, un mouvement s’amorce qui se poursuit et s’accélère même à partir de 2005 avec l’arrivée au pouvoir en mars de Tabaré Vasquez en Uruguay puis en décembre d’Evo Morales en Bolivie et enfin en juillet 2006 d’Alan Garcia au Pérou. Ces arrivées de la gauche au pouvoir s’ajoutent à celles déjà historiques de Fidel Castro dirigeant Cuba depuis 1959 ou de la coalition de centre-gauche qui dirige le Chili depuis le retour de la démocratie en 1990 après 17 ans de dictature militaire de Pinochet. Enfin dans certains pays où la gauche n’est pas au pouvoir on constate que son influence a tout de même augmenté comme par exemple au Mexique où le candidat de la gauche Andres Manuel Lopez Obrador, déjà très efficace en tant que maire de Mexico, conteste le décompte des bulletins de vote qui a donné son adversaire Felipe Calderon, candidat de droite, vainqueur avec seulement 0.58% d’avance au mois de juin 2006, démontrant par là même le très faible écart entre droite et gauche. En Argentine également Néstor Kirchner, président depuis mai 2003 et tenant du péronisme libéral, a pourtant donné une influence sociale très forte à sa politique économique en s’opposant, notamment avec le soutien de plus de 70% de la population, à la compagnie pétrolière Shell qui avait augmenté ses tarifs. La gauche semble donc s’imposer à toute la partie latino-américaine du continent, assemblant les pièces d’un gigantesque puzzle socialiste. Mais à bien y regarder il apparaît que cette gauche latine n’est pas des plus uniformes, allant du rose pâle au rouge foncé, et suscitant des oppositions entre les Etats quand il ne s’agit pas d’oppositions au sein d’un même pays comme au Pérou où Alan Garcia s’est imposé face à un candidat d’extrême gauche prônant l’indigénisme. Il est évident que la coalition sociale-démocrate chilienne a peu en commun avec le parti unique cubain et que de ce fait ces deux Etats ne peuvent mener des politiques identiques. Il faut donc comprendre ce qui différencie les partis de gauche latino-américains avant de se demander si l’unité panaméricaine si chère à Simon Bolivar est possible sous la bannière d’un socialisme régional.

Le premier constat que l’on peut faire est que les partis de gauche latino-américains n’échappent pas aux problèmes que connaissent les partis de gauche européens, à savoir principalement l’opposition entre deux courants idéologiques : la révolution face au réformisme. Le symbole mondial du premier est bien entendu Cuba gouverné d’une main de fer par son dirigeant historique Fidel Castro, chef d’un parti communiste unique qui s’il est à l’origine d’un système social performant dans les secteurs de la santé et de l’éducation est aussi autoritaire, appliquant la répression contre tout mouvement d’opposition et emprisonnant journalistes et esprits trop indépendants. Les cubains n’ont par ailleurs toujours pas le droit de circuler librement. Il n’empêche que Fidel Castro a une très large influence sur le reste de l’Amérique latine, notamment en tant que résistant à l’impérialisme américain, comme nous le verrons. On peut constater cette influence sur l’Etat du Venezuela par exemple, tenu depuis 1999 par un dirigeant non moins emblématique, Hugo Chavez. Le champion de l’alter mondialisme, qui s’oppose aux compagnies pétrolières qui voudraient spolier la principale richesse de son pays, mène une politique internationale provocatrice qui ressemble beaucoup à celle de son mentor insulaire. A tel point que le premier a demandé au second de l’aide dans les secteurs qu’il maîtrise le mieux ce qui s’est traduit par le soutien au Venezuela de 30.000 médecins cubains et un programme d’alphabétisation. Mais la ressemblance dans les propos et dans les actes ne s’arrête pas à des politiques communes. En effet Hugo Chavez, pour contrôler son Etat, est très largement épaulé par les paramilitaires qui tiennent tous les secteurs de l’économie et « protègent » les institutions, ce qui peut sembler inquiétant dans une démocratie même si elle est participative. De la même façon le parti qui le soutient ne semble pas très tangible au point que sa secrétaire générale s’en défende en ces termes « nous ne sommes pas un parti, nous sommes un mouvement ! ». Cependant cela ne semble pas gêner les 60% de la population qui le soutiennent à chaque échéance électorale et cela avec l’aide de l’opposition qui a peu à peu démissionné jusqu’à refuser de jouer son rôle aux législatives de décembre 2005, plaçant de fait le parti de Chavez en position de parti unique. Pour finir sur ce courant on peut également citer Lucio Gutierrez, en Equateur, qui a suivi un parcours teinté de populisme quasiment identique à celui de Chavez.

A l’opposé de ces Etats à dominante révolutionnaire, on trouve les tenants d’une sociale-démocratie réformiste représentée par le Brésil, le Chili ou encore l’Uruguay. Au Brésil Lula qui avait fait de grandes promesses de réformes sociales a déçu une partie de la population qui n’a pas été satisfaite de l’avancée des réformes jugée trop lente. Pourtant Lula a bien mené son mandat en reprenant en main un pays à la dette paralysante pour l’économie. Il est vrai qu’il a axé sa première partie de mandat sur le plan économique pour rembourser la dette en relançant la croissance et en accédant de la même manière aux crédits du Fond Monétaire International (FMI) grâce auxquels il a pu financer un début de réformes sociales. Parmi celles ci se trouve la réforme agraire qui prévoyait la redistribution de terres qui, bien que longue à mettre en œuvre, a déjà bénéficié à plusieurs centaines de milliers de brésiliens. Des bourses ont été distribuées afin de permettre la scolarisation d’enfants dans une dizaine de millions de familles, des crédits ont été accordés à un million et demi de petits paysans… Le chiffre du chômage a baissé et le salaire minimum a augmenté. Et si tout est loin d’être réglé (le Brésil est l’un des pays les plus inégalitaires du monde) il y a fort à parier qu’un second mandat de Lula pourrait encore faire beaucoup progresser les choses. Au Chili Michelle Bachelet a les mêmes préoccupations et a déjà annoncé une réforme de l’éducation et de la santé. Même si elle part de moins loin que Lula dans la mesure où elle succède à 16 ans de gouvernement social-démocrate, son élection marque une rupture car elle est la première femme élue au suffrage universel dans un pays où seulement 40% des femmes sont actives. De plus elle est divorcée, a trois enfants de deux pères différents et est agnostique dans un pays ultra-catholique qui interdit toujours l’avortement. Pour toutes ces raisons son élection est historique et marque un véritable espoir pour les femmes au Chili et pour le socialisme en Amérique latine, elle prouve que le progressisme n’est pas exclu et que les esprits évoluent. Au Pérou les élections de juillet 2006 ont vu ces deux idéologies s’affronter. D’un côté, Ollanta Humala, populiste et indigéniste d’extrême gauche tenant du national-militarisme pour lutter contre la corruption, qui a suivi le même parcours que Gutierrez et Chavez et a mené sa campagne avec le soutien de ce dernier ce qui semble l’avoir desservi au final. Il avait notamment participé avec son frère cadet Antauro Humala à un putsch en 2000 contre le dictateur Alberto Fujimori. De l’autre, Alan Garcia, dirigeant du parti social-démocrate APRA (Alianza Popular Revolucionaria Americana) membre de l’Internationale socialiste, soutenu par le Chili de Michelle Bachelet ce qui a occasionné quelques désaccords avec le Venezuela.

Mais entre ces idéologies qui se disent toutes deux socialistes se trouvent des pays qui n’ont pas une politique aussi tranchée et se trouvent dans les nuances entre ces deux courants. L’exemple le plus parlant est celui de la Bolivie d’Evo Morales. Il a été élu en décembre 2005 sur un programme visant entre autre la nationalisation des ressources naturelles, en particulier les hydrocarbures (gaz et pétrole), qu’il a déjà mis en œuvre, une réforme agraire, et une autonomisation des régions ainsi que la revalorisation des langues indigènes. Tout cela semblerait le classer du côté des Chavez et Humala mais cet indien, qui est le premier à parvenir à ce niveau de responsabilité dans son pays, n’est pas pour une politique indigéniste ni pour la provocation à outrance en matière de politique internationale et a déjà pris ses distances avec le président vénézuélien même s’il n’est pas contre l’idée d’une collaboration économique entre leurs deux pays. Evo Morales, conscient de devoir tenir ses engagements électoraux semble aussi savoir se contrôler et rester mesuré pour éviter de se mettre à dos des grandes puissances qui pourraient représenter des partenaires économiques primordiaux. Et il est soutenu dans cette démarche par le Brésil, le Chili ou encore l’Argentine. Enfin la dernière citée, l’Argentine, est un cas particulier comme nous l’avons vu puisque son président Nestor Kirchner applique une politique de gauche tout en se revendiquant d’un péronisme libéral. La gauche latino-américaine est donc très diverse et s’oppose sur des questions idéologiques de la même manière que les partis de gauche européens. La question est alors de savoir si, au delà de ces différences de regard sur le socialisme, les pays d’Amérique latine peuvent se rassembler pour former une communauté économique et politique à l’instar de la communauté européenne avec en plus une orientation socialiste qui puisse être un moteur qui donne l’exemple aux autres pays en développement ainsi qu’aux pays développés d’Europe, en particulier la France.

A la première partie de la question, à savoir si les pays latino-américains peuvent se rassembler, la réponse est évidemment oui dans la mesure où cela est déjà fait en partie. Les bases d’une structure continentale sont en effet posées avec le Mercosur (marché commun du sud) qui regroupe, sur le modèle de l’Union européenne, l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay ainsi que, depuis peu, le Venezuela, avec des membres associés que sont le Chili et la Bolivie. La grande majorité de ces pays étant déjà à gauche, il ne s’agirait plus en théorie que de faire adhérer les pays d’Amérique centrale qui le souhaitent pour parvenir à un ensemble politique socialiste. Seulement le Mercosur n’a pas vocation à être cet ensemble puisqu’il ne s’agit que d’une zone de libre échanges aux tarifs douaniers avantageux pour les pays membres. Néanmoins cette zone est actuellement la base d’une contestation de plus en plus généralisée contre les Etats-Unis, dont l’Amérique latine a été pendant longtemps la « chasse gardée », et à moindre titre contre l’Europe. Or cette opposition prend qu’on le veuille ou non l’aspect d’un combat idéologique entre le libéralisme américain qui n’a pas de contrôle sur ses multinationales et le socialisme latino-américain qui veut s’en protéger quitte à nationaliser ses ressources. Et c’est dans cette opposition que se trouve l’union des socialismes d’Amérique latine qui dépassent leurs clivages pour servir l’intérêt général du sous-continent américain. Les membres du Mercosur ont d’ailleurs donné une forme à cette contestation en se battant pour des accords commerciaux bilatéraux, bénéficiant de façon égale aux deux parties, dans leur relation avec les Etats-Unis ou l’Europe. Des pays comme le Brésil ont parallèlement développé des relations bilatérales avec d’autres pays en développement notamment au Moyen-Orient, ce qui n’avait jamais été fait auparavant. Ils ont également marqué cette opposition en rejetant et en enterrant, en novembre 2005, le projet en construction depuis plusieurs années d’une zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) avec à la tête de la contestation Hugo Chavez. Ce dernier a d’ailleurs pris part en mai 2006 à un forum intitulé Enlazando alternativas (« tisser des alternatives »), en marge du sommet Union européenne – Amérique latine et Caraïbes, en compagnie d’Evo Morales, où il a rappelé l’amitié si ce n’est la complicité qui le lie à Lula pour souligner l’union de leurs deux pays malgré les divergences idéologiques qui les caractérisent et finalement l’union de toutes les gauches latino-américaines dont ils sont des symboles.

Il faut même aller plus loin en ce qui concerne le rôle d’Hugo Chavez au sein du Mercosur car en ce qui concerne l’opposition aux Etats-Unis et en particulier à la ZLEA, les Etats plus diplomatiques que le Venezuela, tels que le Brésil ou l’Argentine, s’arrangent bien d’avoir à leur disposition la voix du président Chavez pour exprimer de façon provocatrice des propos qu’ils approuvent silencieusement. Et on remarque que le fait qu’il ait acquis très rapidement une grande place au sein du Mercosur, grâce à ses ressources financières tirées du pétrole, lui permet de peser sur des sujets très importants. Parmi ceux ci on peut citer celui du retour de Cuba au sein des négociations internationales dans le cadre d’une communauté latino-américaine ou celui de l’adoption du TCP (« traité de commerce entre les peuples ») qu’il voudrait étendre à tout le Mercosur. Ce TCP, signé dans le cadre de l’ALBA (« Alternative bolivarienne pour les peuples de notre Amérique »), ne concerne pour l’instant que le Venezuela, Cuba et la Bolivie mais marque une étape qui pourrait être déterminante pour l’avenir du socialisme latino-américain. Ce traité est en effet précurseur car il est le premier traité de commerce à mettre l’accent, non pas sur la compétitivité ou la concurrence, mais sur la solidarité entre les peuples avec comme priorités : « la création d’emplois, l’insertion sociale, la sécurité alimentaire et la préservation de l’environnement entre les pays contractants. » Toutes ces priorités, qui sont secondaires au sein d’une communauté comme l’Union européenne, pourraient devenir l’ensemble des objectifs d’un futur Mercosur teinté d’alter mondialisme et seul capable de lutter contre l’impérialiste libéralisme américain. Et si tout cela n’est pour l’instant qu’écrit en pointillés et repose essentiellement sur les ressources naturelles, qui ne sont pas inépuisables, du Venezuela et de la Bolivie, qui sont encore des pays en développement, on peut espérer que ce traité donne des idées si ce n’est un modèle aux pays développés d’Europe.

La gauche en Amérique latine est comme la gauche en Europe, quelques fois sociale-démocrate inscrite dans les réalités de son pays et menant des réformes, quelques fois provocatrice et populiste se battant pour des changements radicaux. Mais cette gauche, au delà de ses oppositions intra-continentales, a pris conscience de la force de son union au niveau international pour opposer un modèle socialiste au modèle néo-libéral américain, qui plus est relayé par l’Union européenne. Et c’est peut être un nouvel horizon, un nouvel espoir, pour le socialisme mondial, que de voir apparaître un rassemblement latino-américain de la gauche, modèle pour demain des pays en développement du reste du monde et des pays développés d’Europe dont, dit on, les institutions sont en panne. Encore faudra t il pour cela que ces changements amorcés s’inscrivent dans la durée, que le TCP ne soit pas un mirage et s’étende, et surtout, que le reste du monde s’ouvre à ces nouvelles perspectives.