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La réponse à la crise du modèle social français

Le socialisme de l’émancipation

novembre 2005.


Le modèle social français, notre modèle social, est en danger

Ce modèle social, c’est cet équilibre particulier, né du Front populaire et de l’après-guerre, entre liberté et cohésion sociale, entre marché et régulation étatique. Il reposait sur un cercle vertueux liant croissance et redistribution : la croissance économique finance la redistribution sociale, qui en retour soutient la consommation et nourrit la croissance.

Or ce modèle social, moteur des Trente Glorieuses, traverse une crise majeure. La croissance est en panne. Le chômage de masse a gagné la société. Les inégalités, stables depuis les années 1960, repartent à la hausse. Les plus pauvres sont relégués dans les cités ghettos. Les classes populaires, rongées par la précarité, décrochent : leur avenir, celui de leur enfant, n’est plus assuré. La République se déchire. La France n’arrive plus à " faire société ".

Face à cette réalité, il y a trois réponses politiques devant nous. La première est celle de la droite : la rupture avec le modèle social français. Elle est inacceptable. La deuxième est celle d’une partie de la gauche : la résistance. Cette résistance est nécessaire mais elle ne peut suffire. Contre la rupture et au-delà de la résistance, je propose un autre chemin : la rénovation. Pour cela, nous socialistes devons être capables de réinventer notre logiciel idéologique, nos modes d’action. Nous devons faire émerger une nouvelle étape du socialisme.

Au cœur de la crise, il y a l’explosion des inégalités

La société française de l’après-guerre était caractérisée par la cohésion sociale. Les inégalités étaient pour l’essentiel socio-professionnelles et divisaient deux France : le capital face au travail, les classes supérieures " dominantes " et les classes populaires " dominées ". Grâce à l’Etat-providence. Ces inégalités ne régressaient malheureusement pas assez, mais elles étaient sous contrôle : le rapport des 10% les plus modestes face aux 10% les plus aisés était passé d’un rapport de 1 à 20 en 1900 à un rapport de 1 à 8, stable depuis les années 1960. Cette lecture des deux France est celle de la France d’hier. Elle est aujourd’hui dépassée. La société française contemporaine se fragmente. La cohésion sociale se fissure, avec la montée d’un phénomène inégalitaire puissant et multiforme.

Les inégalités de revenus

Il y a d’abord l’explosion des inégalités de revenus. L’explication est à trouver dans les mutations du capitalisme moderne. Le capitalisme a subi, depuis une vingtaine d’années, des mutations profondes. Daniel Cohen parle de " nouvelle révolution capitaliste ". Ce nouveau capitalisme secrète des inégalités de revenus beaucoup plus importantes que le capitalisme classique.

Par ailleurs, le capitalisme industriel est devenu financier. Sa logique est celle du rendement sur les marchés financiers, et non plus de la croissance sur le marché des biens. Nous assistons à la revanche de l’actionnaire : le partage de la valeur ajoutée se déforme en faveur du capital, au détriment du travail.

D’autre part, le capitalisme est passé à un paradigme " post-fordiste ". Le capitalisme fordiste était fondé sur le modèle de la grande entreprise industrielle et les rapports de classe. La classe ouvrière avait pu y négocier un statut du salariat, formidable facteur de sécurité et d’égalité : les conditions salariales sont fixées de manière objective (grille de salaire par poste, promotion à l’ancienneté) ; le modèle de carrière est celui de la carrière à vie dans la même entreprise. Le fordisme a été ébranlé par le déclin du modèle d’organisation de la grande entreprise industrielle. L’économie moderne est fondée sur la différenciation des tâches, la flexibilité, la relation directe avec le client. Résultat : il n’y a plus de collectif, de solidarité de classe face au patronat, de communauté d’intérêts de la classe ouvrière, mais au contraire une concurrence individuelle. Le statut du salariat s’effrite, laissant place à une " re-marchandisation " du travail. Les salariés sont plus jugés au mérite. Mécaniquement, les écarts salariaux individuels s’accroissent.

Le capitalisme s’est mondialisé. La mondialisation élargit l’éventail des salaires. Elle pèse sur les revenus et les emplois des salariés peu qualifiés des pays occidentaux, qui sont mis en concurrence avec les bas salaires des pays en développement. Les vagues de délocalisation et la rapide désindustrialisation de l’Europe - au moins dans les industries de main d’œuvre - en sont le douloureux témoignage. A l’inverse, la mondialisation valorise cette nouvelle classe de cadres internationaux, dont la fonction est justement d’organiser le nomadisme de l’entreprise : ils en sont rétribués par une " actionnarisation " progressive - primes, stock-options, " bonus packages "... La mondialisation fait également diverger les trajectoires professionnelles. Le capital y est devenu plus mobile, plus rapide. Dès lors, les carrières à vie se raréfient. Les salariés sont amenés à changer plusieurs fois d’entreprises et de métiers : les ruptures professionnelles vont se multiplier. Pour la fraction la plus intégrée des cadres et des ingénieurs, ces ruptures sont l’occasion de sauts qualitatifs dans leur carrière : c’est en changeant d’entreprise qu’ils accèdent à de nouvelles responsabilités, renégocient leurs salaires, obtiennent des formations qualifiantes. A l’inverse, pour les salariés peu ou pas qualifiés, la progression de carrière était assurée au sein de l’entreprise : c’est dans leur pratique professionnelle qu’ils pouvaient démontrer leur savoir-faire, leurs talents. Pour eux, l’ancienneté dans l’entreprise est un facteur déterminant. Les ruptures de carrière brisent ce modèle de promotion. Le savoir-faire démontré dans l’entreprise n’est pas valorisable à l’extérieur : il faut y refaire ses preuves, repartir de zéro. Dès lors, ces ruptures provoquent la stagnation professionnelle, ou pire le chômage de longue durée et la déqualification. Elles sont au cœur d’une nouvelle insécurité économique.

Face à cette montée des inégalités de marché, l’Etat-providence a perdu le principal moteur qui l’alimentait : la croissance. L’anémie économique qui frappe la France depuis trois décennies - en dépit de rares périodes d’embellie, comme les premières années de la mandature de Lionel Jospin - limite sa capacité redistributive au moment où il en a le plus besoin. Les inégalités de revenus générées par le marché s’accroissent et leur correction devient plus difficile : l’Etat-providence est débordé.

Pour beaucoup, l’atonie de la croissance française - et européenne - s’explique elle-même par les mutations du capitalisme. En effet, avec la mondialisation, une part croissante de la valeur ajoutée est susceptible de s’évader hors du territoire national et d’échapper ainsi à la redistribution de l’Etat-providence. Croissance et redistribution s’autoalimentaient pendant les Trente Glorieuses. On les présente désormais comme incompatibles. Les investissements dépendent de la compétitivité des entreprises et de l’attractivité du territoire. Or les prélèvements fiscaux et sociaux les handicapent : pour retrouver la croissance, on nous dit qu’il faudrait sacrifier l’Etat providence.

Les inégalités socio-professionnellesLa montée des inégalités ne s’arrête pas aux revenus. Au-delà des revenus, les inégalités socio-professionnelles se déploient et les fragmentations se multiplient - entre les " exclus " et les " inclus ", les chômeurs et ceux qui ont un emploi, les salariés et les non-salariés, les salariés précaires (CDD, temps partiel...) et les contrats à durée indéterminée, les salariés du privé et les salariés à statut... Le monde du travail est en miettes. Le modèle de l’Etat-providence est peu adapté pour corriger ces inégalités : il les laisse se développer en se contentant d’en corriger les conséquences financières après coup ; il ne cherche pas à les corriger là où elles se créent, au sein du système productif.

Les inégalités de destin

A cela s’ajoute l’émergence de nouvelles inégalités : les inégalités de destin. La société française exprime une demande nouvelle de promotion individuelle : les Français veulent maîtriser leur destin. Cela s’explique d’abord par une évolution des valeurs collectives : montée de l’individualisme, aspiration au mérite, besoin accru d’accomplissement personnel, affaissement de la densité et de la conscience de la classe ouvrière. Cela s’explique ensuite par l’évolution du capitalisme " post-fordiste ". Aujourd’hui, avec l’affaiblissement des statuts collectifs, chacun tend à jouer sa carte personnelle : chaque salarié devient responsable de son parcours professionnel, de sa réussite ou de son échec. Cela s’explique enfin par la démocratisation scolaire. Et elle est très récente : en dix ans, de 1987 à 1997, l’âge médian de la fin des études est passé de 19 à 22 ans ; le taux de bacheliers a plus que doublé, de 30 à 63 %.

Eric Maurin l’a montré : cette volonté de promotion individuelle est à l’origine d’une terrible déception. L’ascenseur social est bloqué. L’avenir est en miettes. Les inégalités de destin n’ont jamais été aussi fortes en France. Inégalités inter-générationnelles : la probabilité qu’un enfant d’ouvrier devienne cadre est à son plus bas niveau de notre histoire récente, comme en témoigne symboliquement la chute de la part de fils d’ouvriers et d’employés dans les étudiants des grandes écoles. Inégalités intra-générationnelles : la mobilité sociale est plus faible qu’autrefois - ainsi, en 1960, un ouvrier pouvait espérer rattraper le salaire moyen d’un cadre en 30 ans alors qu’il voit aujourd’hui cet horizon dépasser 150 ans…

Comment expliquer cette immobilité sociale, alors que les mentalités collectives privilégient désormais la réussite individuelle, que les travailleurs ont été " mis en mouvement " avec le déclin des barrières de classes, et que l’école est ouverte à tous ? C’est que les inégalités de départ sont maximales en France. Réussir est désormais ouvert à tous en théorie. Mais pour accomplir effectivement son destin, ou celui de ses enfants, il faut un capital global de départ – humain, social, culturel, économique. Or ce capital de départ est réparti de manière extraordinairement inégalitaire.

Disons-le tout net : la social-démocratie tout entière tournée vers la réparation est mal équipée pour casser ces inégalités de départ. Les citoyens nous disent : " Ne vous intéressez pas seulement de notre filet de sécurité en cas d’échec, donnez-nous aussi les moyens de réussir. ". Le socialisme ne peut plus se désintéresser de ces moyens : il ne doit plus seulement corriger les inégalités d’arrivée, produites par le marché ; il doit également offrir une réelle égalité des chances au départ.

Les inégalités territoriales, clé de lecture de la société fragmentée

Les inégalités se sont donc multipliées et complexifiées. Le stade actuel du capitalisme est celui de l’inégalité des destins, de la précarité des destins, de l’évaporation de la conscience collective. Mais la principale grille de lecture de cette société éclatée passe par la concentration territoriale des inégalités. Jacques Donzelot a popularisé l’idée d’une division tripartite du territoire. Il y a d’un côté les familles aisées qui veulent vivre entre elles. Elles font " sécession " du reste de la société et habitent dans les centres " gentrifiés " des grandes villes, qui concentrent tous les avantages - réseau social, qualité de l’environnement urbain, sécurité, proximité des services publics (notamment culturels). Il y a à l’autre bout de l’échelle les " exclus ", relégués dans les territoires ruraux désertifiés et dans les cités, qui concentrent à l’inverse toutes les difficultés - chômage, pauvreté, échec scolaire, concentration des primo-arrivants, absence d’équipements, délabrement de l’habitat, insécurité. Entre les deux, dans l’espace péri-urbain (la " banlieue "), il y a les classes populaires : elles rêvent de pouvoir aller vivre avec la population aisée mais elles en sont exclues, notamment en raison du prix de l’immobilier ; et elles ont peur d’être rattrapées par les plus pauvres, d’ici et surtout d’ailleurs, qu’elles perçoivent comme une menace pour leur sécurité et pour la qualité de la scolarisation de leurs enfants. Prisonnières dans cet entre-deux, en situation instable et craignant en permanence la relégation, elles se sentent oubliées des pouvoirs publics.

Territoires des " nantis ", territoires des " oubliés ", territoires des " exclus " : la géographie est devenue cloisonnée, et la promotion sociale impossible. La France ne fait plus société.

Face à cette crise du modèle social français, la classe politique propose trois réponses

La réponse de la droite : la rupture La droite a longtemps soutenu, bon gré mal gré, le compromis social français incarné par l’Etat-providence. Ce n’est plus le cas. La droite veut son démantèlement. Chaque symptôme du " mal français " lui donne l’occasion de décréter la mort – tant attendue - de notre modèle social. Pour la droite, l’Etat-providence est un modèle dépassé dans le cadre de l’économie globalisée. La France doit rejoindre le modèle néo-libéral américain, unique modèle efficace dans la mondialisation.

A ce stade, seul Nicolas Sarkozy assume de théoriser la fin de notre pacte social. Ce n’est le cas ni de Dominique de Villepin, ni de son prédécesseur Jean-Pierre Raffarin, ni de Jacques Chirac. L’un le dit ; les autres le nient – mais tous le font. L’abandon du modèle social français est là, avec une politique fiscale qui ponctionne les classes populaires pour donner aux Français les plus aisés, à travers les baisses d’impôt sur le revenu ou la réforme de l’ISF. L’abandon est manifeste quand on dégrade le CDI en contrat nouvelle embauche, contrat journalier qui fait reculer le droit du travail au niveau des contrats quotidiens du 19ème siècle. L’abandon est avéré avec la décentralisation, menée sans transfert des moyens financiers nécessaires, qui menace de miner des pans entiers de l’action publique. L’abandon est évident, enfin, avec la préférence donnée au communautarisme plutôt qu’à l’égalité républicaine. Cette réponse de droite, libérale-sécuritaire, est cohérente. Mais elle est contraire aux valeurs humanistes et républicaines portées par la gauche.

La tentation de la gauche : la résistance La gauche refuse l’abandon du modèle social français. Pour des raisons éthiques : nous voulons une société juste, nous n’acceptons pas les dégâts inégalitaires du modèle néolibéral. Et pour des raisons politiques : nous estimons que les Français sont fiers de leur modèle, qu’ils veulent le faire vivre et qu’ils ne sont pas prêts à l’abandonner au profit du modèle anglo-saxon.

Mais nos politiques traditionnelles sont insuffisantes pour endiguer la poussée inégalitaire produite par le capitalisme contemporain. Elles nous cantonnent à la résistance : nous ne pouvons que retarder le démantèlement progressif de nos acquis sociaux, pas l’empêcher. Elles limitent notre action à un accompagnement compassionnel du libéralisme. En un mot, le logiciel socialiste traditionnel, défini au milieu du 20ème siècle, n’est plus suffisant pour assurer une société juste dans le monde du 21ème siècle.

De surcroît, l’impuissance du pouvoir suffisant conduit dans l’opposition, à s’abandonner aux illusions de la protestation. La radicalité de notre discours tend en effet à servir de substitut à notre incapacité dans les actes. Ce grand écart entre la parole et les actes, dont les mandats de Jacques Chirac donnent l’exemple parfois jusqu’à la caricature, nourrit la défiance démocratique actuelle.

Le chemin de la rénovation : bâtir une nouvelle étape du socialisme Je refuse l’abandon, mais je ne peux me contenter de la résistance. Je rejette la liquidation, mais je sais que l’immobilisme y conduit aussi à terme. Je milite pour un nouveau chemin, qui opte pour l’offensive : il s’agit, non pas de retarder l’érosion des droits sociaux, mais de partir à leur reconquête, de créer nouveaux droits comme la sécurité sociale professionnelle - en d’autres termes, de refonder l’action publique. Je vois dans le résultat des européennes et des régionales, dans la constatation libérale du traité constitutionnel, dans les débats allemands, italiens, espagnols, voire anglais, un mouvement qui crée les conditions d’une contre-offensive des gauches européennes.

Mais pour cela, il nous faut repenser l’histoire du socialisme.

La première vague du socialisme a traversé tout le 19ème siècle. Dans les années 1830, le socialisme politique est né d’une révolte contre les conditions de vie misérables imposées par le capitalisme industriel. Les revendications se sont concentrées au sein de l’entreprise, autour du droit du travail, d’un statut du salariat. C’est le temps des conflits sociaux les plus violents. Ce " socialisme de la production " a inventé le syndicalisme.

La seconde vague du socialisme s’est formée au tournant des années 1930 et de la seconde guerre mondiale. Elle repose sur un sentiment fort : le statut professionnel est insuffisant à protéger les citoyens, car il laisse démunis les chômeurs, les malades, les personnes âgées. L’absence de toute protection sociale en dehors du salariat crée une insécurité extrême du travailleur, dont la survie économique dépend exclusivement de la conservation de son contrat de travail. Elle met en danger la société en période de crise économique, susceptible de jeter des millions de citoyens dans la misère. C’est pourquoi la génération du Front populaire, puis celle issue de la Résistance, n’eurent de cesse de relever le défi de l’extension de la protection sociale à l’ensemble de la population. C’est le " socialisme de la réparation ", qui repose sur l’Etat-providence.

Il nous faut désormais penser une troisième étape du socialisme, adaptée au monde contemporain, à ce nouveau capitalisme mondialisé. Ce nouveau socialisme, c’est le " socialisme de l’émancipation ".

La préservation du modèle social français face aux attaques du capitalisme moderne passe par de nouveaux modes d’action pour la gauche - le " socialisme de l’émancipation "

Réparation et prévention

L’essentiel de notre action socialiste repose jusqu’ici sur la réparation : on laisse le capitalisme produire des inégalités, et on les corrige a posteriori par la redistribution. On répare après coup les dégâts provoqués par le marché.

La réparation doit rester au cœur de notre action. Ce n’est pas au moment où le capitalisme produit plus d’inégalités que nous devons baisser la garde ! Au contraire, nous devons renforcer les mécanismes correctifs – ce qui signifie notamment une réforme fiscale de grande ampleur visant à une plus grande progressivité du système fiscal.

Mais la réparation ne suffit plus. L’Etat-providence est débordé par la prolifération des inégalités de marché. Son action redistributive est contrainte dans la mondialisation. Par ailleurs, le modèle de la réparation ne permet pas de faire droit aux aspirations nouvelles des citoyens, qui réclament dorénavant la mise en œuvre de politiques préventives. C’est ainsi qu’ils ne se contentent plus des filets de sécurité ; ils veulent que leur soient donnés les moyens de réussir.

C’est pourquoi le socialisme ne doit plus seulement corriger a posteriori les désordres de l’activité humaine, il doit tenter d’empêcher leur apparition. Pour cela, il doit les attaquer à la racine. Au sein du système productif : en cela il renoue avec le " socialisme de la production " du 19ème siècle, celui des luttes sociales dans l’entreprise. Il faut aller remettre les mains dans la machine capitaliste, afin d’en assurer une meilleure régulation – dans la répartition de la valeur ajoutée, la distribution de la masse salariale, la protection des salariés…

Mais il faut aussi attaquer les inégalités en amont du système productif, au sein de la société. Car les inégalités sécrétées par le marché sont aussi la traduction, financière et professionnelle, d’inégalités de départ dans la société. Celles-ci surdéterminent les destins individuels : les dés sont pipés dès le départ. Selon que l’on naît à Neuilly, Montreuil ou Vaulx-en-Velin, les jeux sont souvent faits d’avance, les destins largement scellés. Pour casser cette fatalité, le socialisme doit opérer une " révolution copernicienne ". Nous avons jusqu’ici promu l’égalité formelle des droits. C’était nécessaire, puisque la société reposait sur l’inégalité juridique. " Donner les mêmes droits à tous " ne permet pas de corriger les inégalités de départ : ajouter un capital public identique à du capital personnel inégalitaire aboutit à un capital global de départ inégalitaire. Pire, Pierre Bourdieu l’indiquait déjà, cette attitude légitime les inégalités : " si vous ne réussissez pas alors que la société vous a donné les mêmes droits, les mêmes opportunités, c’est de votre responsabilité individuelle ". L’égalité réelle des destins et non l’égalité formelle des chances doit être notre nouvelle doctrine. Elle repose sur une nouvelle méthode : la concentration des moyens publics. " Donner plus à ceux qui ont moins " : tel doit être le principe de notre action. Plus de capital public à ceux qui ont moins de capital personnel, afin d’égaliser le capital global de départ. De l’égalité formelle à l’égalité réelle

Sur quelles bases concentrer les moyens publics ? Il ne s’agit pas de forme de discrimination positive. La marche vers l’égalité réelle ne doit pas se faire selon le modèle américain, sur des bases ethniques ou religieuses qui sont absolument contraires à notre tradition. Elle doit se faire sur des bases républicaines. Il faut combattre les discriminations négatives.

Puisque la clé de lecture principale des inégalités est la ségrégation géographique, alors le ciblage territorial est une bonne approche pour concentrer les moyens sur ceux qui en ont besoin. Les zones d’éducation prioritaire (ZEP) en ont été un exemple. Leur succès mitigé est dû à la faiblesse de leurs moyens et à leur trop grand saupoudrage : les ressources consacrées à un élève de ZEP sont seulement de 7 % supérieures à un élève hors ZEP - contre 100 %, par exemple, aux Pays-Bas. Cela milite non pas pour l’abandon mais au contraire pour un renforcement massif des moyens dédiés à des ZEP recentrées sur les quartiers les plus difficiles. La taille des classes en est le meilleur instrument. Ainsi, la diminution de la taille des classes de ZEP de 22, comme c’est le cas actuellement, à 18 réduirait de 40 % l’écart de performances au CE1 entre élèves de ZEP et hors ZEP. Cette diminution de taille pourrait d’ailleurs se faire à budget constant, par redéploiement des enseignants, avec un impact faible sur les effectifs hors ZEP (qui passeraient de 23 à 24 en moyenne).

Le socialisme de l’émancipation dispose d’un potentiel de réforme très important. Il s’intéresse aux conditions de réussite sociale des citoyens, jusqu’ici cantonnées pour l’essentiel au principe de l’égalité formelle. Il concerne notamment la petite enfance, l’éducation, le logement, l’urbanisme, la santé. Il vise à redonner à chacun la maîtrise de son destin.

Tribune signée par Dominique Strauss-Kahn, député du Val-d’Oise, La Revue socialiste, novembre 2005