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Quelle réforme fiscale ?

Dominique Strauss-Kahn
Publié le jeudi 20 juin 1996.


Par deux fois, les conservateurs ont réussi dans ce pays à gagner les élections en promettant la baisse des impôts, en 1986 et en 1993. On sait ce qu’il est advenu de ces promesses qui, comme les autres, n’engagent, paraît-il, que ceux qui les écoutent.

Aujourd’hui, la démarche est plus subtile. La baisse des impôts n’est pas promise pendant la période électorale mais bien avant. Sa véritable mise en oeuvre est toutefois sagement remise au lendemain des élections de 1998 (hormis une petite mise en bouche dès 1997), ce qui ramène assez près du schéma précédent.

On me dira que je fais là une vilaine polémique bien politicienne et j’en conviendrais volontiers si la réforme était juste, novatrice et efficace. Je me contenterais même d’une partie seulement de ces qualificatifs.

Malheureusement, il n’en est rien.

La pièce maîtresse de la réforme annoncée concerne l’impôt sur le revenu. Il s’agit notamment de le simplifier en diminuant le nombre des tranches. Soit ! Il s’agit aussi de l’alléger, ce qui, outre une question d’opportunité, pose évidemment le problème du financement de cette énième tentative de demander plus à l’impôt et moins au contribuable.

Comme cela a été annoncé il y a quelques semaines par le gouvernement, 60 milliards d’économies budgétaires sont à trouver. La seule manière de trouver plusieurs dizaines de milliards dans le budget de l’Etat, c’est de trancher vif et fort dans les aides au logement et les aides à l’emploi. Comme on peut s’en douter, ces aides bénéficient directement ou indirectement à la moitié de la population qui est aujourd’hui la plus frappée par la crise et le chômage.

La baisse d’impôt, à l’inverse, ne bénéficie à l’évidence qu’à ceux qui en payent, soit environ la moitié de la population. Ainsi donc, la démarche est limpide. La plus grande part des économies qui pourront être réalisées voire leur intégralité devra être utilisée pour financer la baisse de l’impôt sur le revenu. Cela fait longtemps que l’on n’avait pas vu d’exemple aussi clair de redistribution à rebours : les prestations retirées aux plus démunis servant à alléger l’impôt des plus fortunés. Celui-ci baissera fortement puisque, à l’extrémité de la distribution des revenus, les contribuables les plus aisés verront leur taux marginal baisser de 56,8 % à 40 %.

Quitte à mettre en oeuvre une baisse de l’impôt et à condition de la financer autrement, on pourrait envisager une tout autre méthode qui, diminuant de 1 000 francs l’impôt de chaque ménage, ne distribuerait pas qu’aux plus riches la quinzaine de milliards par an que la réforme envisage de déplacer. Encore faudrait-il dans le même mouvement mettre fin à ces « machines à échapper à l’impôt » que constituent aussi bien la loi dite « Pons » sur les DOM, que les différents quirats et autres Sofica. De tout cela, pas un mot, pour le moment, du côté du gouvernement. Pas un mot non plus de cette extraordinaire dérivation que sont devenus les stock options que les dirigeants des grandes entreprises se distribuent pratiquement en franchise fiscale et sociale (aux 19 % de l’impôt sur les plus-values près).

Si la réforme projetée de l’impôt sur le revenu n’est pas juste, peut-être l’instauration d’une cotisation maladie universelle est-elle innovante ? Non, ou si peu. On hésite à voir une novation véritable dans l’extension de l’assiette de la CSG qui, si elle est bienvenue, ne suffit pas à faire une grande réforme. Quant à la volonté de substituer progressivement ce prélèvement à assiette large aux cotisations-maladie existantes, c’est exactement ce que le Commissariat du Plan avait proposé dès 1982, lorsqu’il « inventait » ce prélèvement social proportionnel et ce que Michel Rocard avait dit qu’il ferait quand il le créa sous le nom de CSG. On se souvient de la substitution opérée à cette occasion au taux de 0,7 point de CSG pour un point de cotisation. Personne n’a continué par la suite et il est sans doute bon de poursuivre mais, ici encore, où est la novation ?

Faute d’être juste ou novatrice, la réforme pourrait être efficace. De ce point de vue, la taxe professionnelle (TP) est « candidate » à être réformée depuis bien longtemps. Cet impôt créé par Jacques Chirac, premier ministre en 1976, et décrit comme un « impôt imbécile » par François Mitterrand dès l’origine, n’a toutefois pas été abrogé par ce dernier.

Que lui reproche-t-on ? De pénaliser l’emploi, et il est vrai que le nombre d’emplois dans l’entreprise entre dans son calcul : plus de salariés, plus de TP. De pénaliser l’investissement : plus d’investissement, plus de TP. On voudrait donc, à entendre ses détracteurs, un impôt fondé sur l’activité des entreprises et qui ne s’arrime ni à l’emploi ni à l’investissement. C’est bien délicat à concevoir. Car, finalement, l’activité de l’entreprise, ce n’est rien d’autre que du travail et du capital. Et quelle que soit la manière dont on retournera le problème, un impôt de cette nature frappera toujours à la fois le travail et le capital.

Pour autant, ne faut-il pas réformer la taxe professionnelle ? Si, bien sûr. Il fallait d’abord la réformer en raison des disparités qu’elle introduisait entre les contribuables. En plafonnant progressivement son montant à un pourcentage de la valeur ajoutée, les législatures des années 80 l’ont petit à petit transformée en un impôt... sur la valeur ajoutée, ce qui est le mieux que l’on puisse faire. Un tel impôt est ainsi rendu indépendant de la combinaison productive choisie (plus de travail ou plus de capital) et devient donc neutre vis-à-vis de ces deux variables. Cette évolution, largement engagée, n’est pas obligatoirement terminée, mais sa poursuite ne mérite même pas un grand titre dans un quotidien !

L’autre réforme de la TP, urgente celle-là mais dont on ne parle pas, c’est sa répartition entre les communes, sa péréquation. Perçue là où il y a de l’activité économique, elle fait cruellement défaut là où les gens vivent. En province, dans la plupart des cas, les bassins d’emploi recoupent les bassins de vie. Il n’y a donc pas trop de problèmes. En Ile-de-France (30 % du PIB), il n’en est pas de même. Des millions d’hommes et de femmes produisent de la richesse à Paris ou dans certaines communes généralement situées à l’ouest et parfois au sud du Bassin parisien, alors qu’ils vivent au nord et à l’est. Leurs enfants vont à l’école dans des communes qui sont restées des communes-dortoirs. Les personnes âgées y ont, plus qu’ailleurs, besoin de soutien. L’action sociale y est cent fois plus nécessaire que dans les communes riches. Il est urgent de rééquilibrer cette situation hautement explosive.

Je propose qu’en Ile-de-France la taxe professionnelle soit pour partie conservée par la commune sur laquelle l’entreprise est implantée (de façon à récompenser les municipalités qui font des efforts pour accueillir des activités économiques) et pour partie redistribuée dans les communes de la région au prorata de la population.

Imaginons que ces deux parts soient égales : sur les 20 milliards de TP de l’Ile-de-France, 10 resteraient là où ils sont créés, 10 autres seraient répartis entre les 10 millions d’habitants de la région, soit 1 000 francs par tête. Ce sont alors des dizaines de millions par an qui viendront lutter, dans chaque commune, contre le délitement social que tous les maires des banlieues constatent aujourd’hui et qui, faute d’être enrayé, sera à l’origine d’une explosion comme la France en a peu connue.

On pourrait rajouter au chantier fiscal la réforme de la taxe d’habitation qui constitue le cas le plus choquant. Fondée sur des valeurs cadastrales qui datent de 1971, calculée à taux élevé là où les communes comme leurs habitants sont peu fortunés parce qu’il n’y a pas d’autre matière taxable et notamment pas d’entreprise , c’est l’impôt le plus injuste de notre panoplie. La commission des finances de l’Assemblée nationale, en 1989, en a proposé la réforme en cherchant à tendre vers une sorte d’impôt local sur le revenu qui aurait au moins l’avantage de tenir compte des ressources du contribuable.

Effrayés par tant d’audace, les gouvernements de l’époque ont renoncé à cette réforme. Ceux d’aujourd’hui ne voient même pas le problème. C’est pourtant là qu’il faut porter vite et fort le fer de la réforme.

Quand on aura, dans un dernier effort, redressé l’imposition des revenus du capital par rapport à ceux du travail et par là-même corrigé le lent et scandaleux glissement que nous avons tous laissé s’opérer au cours des quinze dernières années, une bonne part de notre fiscalité des personnes aura été remise sur ses pieds.

On voit que la tâche est rude et qu’il y faudra bien cinq ans, mais peut-être ne s’agira-t-il pas exactement de la même législature.

Dominique Strauss-Kahn. Point de vue paru dans le quotidien Le Monde, 20 juin 1996