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Recherche : Le roi se meurt

Dominique Strauss-Kahn
Publié le mardi 27 janvier 2004.


La recherche française se meurt. Dira-t-on bientôt qu’elle est morte ? En dix jours, près de 28 000 chercheurs ont signé une pétition dans laquelle ils menacent de démissionner de leurs responsabilités administratives si un effort n’est pas réalisé d’urgence pour « sauver la recherche publique ». Vous avez bien lu : 28 000, plus de la moitié des responsables d’unité dans un organisme comme l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), la profession bientôt au complet !

Situation inédite dans un pays développé, ce mouvement peut surprendre, car il vient d’une communauté que ne caractérisent en général ni l’esprit revendicatif, ni l’irresponsabilité. Il surprend aussi parce qu’il prend corps non pas pendant le vote du budget, mais au lendemain des voeux du président de la République, qui a pourtant promis une grande loi d’orientation de la recherche. Ce qui a achevé d’exaspérer les chercheurs, ce n’est pas une nouvelle baisse des crédits, ils sont désormais mithridatisés... C’est l’hypocrisie présidentielle consistant à glorifier verbalement une activité que l’on étrangle financièrement. Jacques Chirac, ou comment ajouter le cynisme à l’assassinat...

La colère des chercheurs est un cri salutaire : la dégradation dramatique de la recherche française est lourde de menaces pour notre avenir collectif. Les chiffres se passent de commentaires. La France consacre 2,1 % de sa richesse nationale à la recherche. Cet effort est en forte régression depuis deux ans. Nous étions dans le peloton de tête des pays européens, nous rentrons désormais dans le rang : la Suède se situe à presque 5 %, l’Allemagne à 2,5 %. Nous nous éloignons de l’objectif fixé lors du sommet européen de Lisbonne : 3 % pour que l’Europe devienne « l’économie de la connaissance ». Surtout, nous accumulons un retard considérable vis-à-vis du reste du monde. Les Etats-Unis consacrent 2,8 % de leur PIB à la recherche ¬ tendance à la hausse. Ils bénéficient grâce à cet investissement massif d’une suprématie technologique qui confère à leurs entreprises un avantage compétitif essentiel. Le Japon, même en période de récession profonde, a compris cette priorité et maintenu un investissement autour de 3 %. Il en recueille aujourd’hui les bénéfices, avec le retour de la croissance.

Cette paupérisation a une traduction bien concrète : la « fuite des cerveaux ». Nos meilleurs chercheurs s’expatrient. La circulation des étudiants d’un pays à l’autre, notamment vers les Etats-Unis, a longtemps été bénéfique à tous. Nombreux étaient ceux qui revenaient rapidement, dotés d’une expérience qui compensait la perte de ceux qui choisissaient de ne pas revenir. Plusieurs entreprises françaises de haute technologie et quelques organismes comme l’Inserm ou l’Inria s’organisaient d’ailleurs pour faciliter le retour de ces expatriés et leur proposer des conditions de travail attractives. Ils n’ont plus aujourd’hui les moyens de le faire.

Une autre « fuite des cerveaux », la crise des vocations, n’est pas moins préoccupante. Les inscriptions dans les filières scientifiques chutent de manière continue. Moyens atrophiés, projets annulés, postes supprimés, rémunérations peu attractives, pas de perspectives de carrière... Comment en vouloir aux jeunes de ne pas se lancer dans des études longues et difficiles ? Et comment ne pas s’alarmer pour l’avenir, quand 35 % des chercheurs partiront à la retraite dans les dix prochaines années ?

En perdant nos chercheurs, nous perdons également nos entreprises. La mondialisation concerne désormais également la recherche. Les délocalisations s’accélèrent : les laboratoires investissaient dans leur pays d’origine, ils s’installent aujourd’hui là où il y a des chercheurs, près des sources de savoir. Ainsi la recherche pharmaceutique quitte l’Europe pour bénéficier des retombées du fort investissement américain dans les sciences de la santé. Et il n’y a pas que les Etats-Unis, les pays émergents misent eux aussi beaucoup sur leur enseignement supérieur et se dotent de capacités de recherche avancée : demain, un industriel s’implantera aux Etats-Unis pour avoir accès aux universités de meilleur niveau, et en Inde ou en Chine pour bénéficier de capacité de développement bon marché. Après la délocalisation de la production, nous allons assister à celle de la conception si nous ne faisons pas l’effort de maintenir en France un environnement attractif.

Investir dans la recherche et l’enseignement supérieur n’est pas un luxe : nous y jouons notre capacité de progrès, notre prospérité, la maîtrise de notre avenir. Mépriser la recherche est suicidaire pour un pays, criminel pour un gouvernement. Car cette situation n’est pas une fatalité ; les responsabilités du pouvoir y sont claires.

Dire que la droite, depuis plus de vingt ans, n’aime pas la recherche, ce n’est pas exprimer une opinion, c’est faire un constat. C’est également un euphémisme. De 1981 à 2003, sans exception, l’effort de recherche (en budget comme en postes) a augmenté toutes les années où la gauche était au pouvoir, parfois de plus de 15 %, et diminué à chaque fois que le budget était préparé par un gouvernement de droite, parfois de plus de 10 % lorsque Jacques Chirac était Premier ministre. L’actuelle majorité, arrivée au pouvoir avec des promesses mirobolantes, souvent irréalistes en termes budgétaires, renoue avec les pires heures de la droite. Les budgets subissent des coupes si claires que la survie même de certains centres de réputation mondiale, comme le centre de recherche nucléaire à Saclay, est en question.

Pour justifier cette asphyxie budgétaire, le gouvernement nie la réalité : l’Etat ferait son devoir en consacrant environ 1 % du PIB au financement public de la recherche, la défaillance proviendrait de la recherche insuffisante des entreprises. Certes, la France fait un effort public de recherche réel, mais concentré sur quelques secteurs de souveraineté (espace, nucléaire, aéronautique...). Elle y compte des succès remarquables. Mais, si l’on retire le budget de ces trois domaines, l’effort consacré aux autres secteurs de recherche est modeste, à peine plus d’un demi-point de PIB. Surtout, notre capacité de réactivité est trop faible, notamment par rapport aux Etats-Unis, où le budget consacré aux sciences de la vie, au cœur des enjeux à venir, a doublé en cinq ans. Quant à la recherche privée, elle ne tombe pas du ciel. Elle est le résultat d’une politique publique volontariste de développement des compétences par l’enseignement supérieur, d’attraction des meilleurs chercheurs, d’aide fiscale à l’investissement, d’encouragement des coopérations entre recherche publique et privée...

Deuxième justification, en forme de procès : de toute façon, la recherche publique ne servirait à rien. La recherche publique, c’est d’abord la recherche fondamentale. Or, la production de connaissances pour elles-mêmes serait un luxe superflu, et ce d’autant plus que les découvertes se diffusent de plus en plus vite. Seules les applications, l’innovation technologique, seraient utiles, et c’est le domaine des entreprises. Cette approche est gravement viciée. D’abord, la recherche publique est aussi présente dans les applications. Ensuite, la recherche fondamentale est le préalable aux avancées techniques : Pasteur a rendu d’immenses services à l’agriculture française ; et une invention comme le laser est née de travaux fondamentaux de compréhension des interactions entre matière et rayonnement. Quant à ceux qui mettent en cause le financement de recherches aux applications moins immédiates, comme l’étude des civilisations ou des cultures lointaines, je les invite à réfléchir aux bénéfices d’un investissement dans la compréhension de la civilisation afghane ou irakienne...

Troisième justification, démagogique cette fois : la recherche publique serait sclérosée parce qu’elle est confiée à des fonctionnaires. Là encore, c’est simple et faux. Compte tenu du parcours d’obstacles à franchir pour devenir chercheur et de la faible attractivité des rémunérations, on me concédera que les paresseux ou ceux que motive un bon salaire pour un effort réduit ont peu de raisons de s’orienter vers la recherche. Si certains chercheurs s’avouent démotivés, ce n’est pas que la pression du risque de perdre son emploi leur manque. C’est parce qu’ils ne peuvent exercer leur métier du fait de l’indigence de leur laboratoire, du temps passé à répondre à des appels d’offre pour des projets qui seront finalement annulés faute de crédits, des tracasseries administratives dérisoires auxquelles ils sont soumis pour le moindre achat... S’il y a une sclérose du système de recherche, elle tient plus à la faiblesse des moyens qu’à des questions de statut.

Dernière justification, radicale : il faut limiter la recherche car elle serait dangereuse. Le gouvernement n’est pas exempt de réticences vis-à-vis de la science. Il n’hésite pas à lui opposer des obstacles juridiques, comme la révision, à l’initiative de Jean-François Mattei, des lois de bioéthique pourtant votées début 2002 dans un large consensus. On interdit désormais certaines recherches sur les cellules souches, alors que celles-ci constituent une des voies les plus prometteuses pour la recherche de thérapies contre les maladies d’Alzheimer ou de Parkinson. Nos meilleures équipes dans ce domaine partent donc travailler aux Etats-Unis ou en Angleterre. On peut moquer cet obscurantisme digne de Fouquier-Tinville, pour qui la République n’avait pas besoin de savants. Mais on doit surtout craindre, à long terme, les désastres qu’il risque de produire.

Certes, la recherche française n’est pas un modèle parfait. Les rigidités de structures, notamment, y sont importantes. Ni les organismes de recherche de type CNRS, ni les universités ne sont en capacité de mettre en œuvre une stratégie scientifique. Les premiers sont théoriquement autonomes mais n’ont pas de moyens, une fois payés les salaires et les dépenses administratives. Les universités n’ont pas la maîtrise de leurs moyens financiers et humains. Les plus petites décisions sont centralisées, avec une concertation faible entre les ministères de tutelle ¬ Recherche et Enseignement supérieur. Les chercheurs ne consacrent pas assez de temps à la recherche. Ils gèrent trop de tâches administratives. A l’université, ils sont surchargés par leurs responsabilités d’enseignement. Quant à la faiblesse du partenariat privé, il s’agit d’une spécificité bien française.

Tout cela est vrai. Mais, de grâce, occupons-nous de soigner le malade plutôt que de l’achever en l’anémiant ! Cela suppose des priorités budgétaires claires. La recherche publique française doit redevenir le leader mondial qu’elle a été. L’Etat doit se doter d’une politique d’incitations vigoureuses à la recherche privée, avec une politique de défiscalisation de grande ampleur pour la R & D. Il doit aussi faciliter la circulation des idées et des personnes entre la recherche publique et la recherche privée. Pour attirer les investissements industriels sur le territoire français, il faut créer un environnement scientifique favorable. C’est pourquoi le gouvernement de Lionel Jospin avait créé une quinzaine de centres nationaux de recherches technologiques comme le pôle de nanotechnologies de Grenoble ou le Génopole d’Evry. Grenoble est un exemple remarquable : c’est parce que la France y a développé avec persévérance la technologie des semi-conducteurs que Motorola a décidé d’y investir avec ST Microelectronics près de deux milliards d’euros ¬ le plus grand investissement en France de ces vingt dernières années ¬ et d’y transférer plusieurs centaines de chercheurs de son centre de recherche du Texas. Il faut cesser les incantations et changer de perspective : le seuil de 3 % ne doit pas être un objectif, mais un plancher. L’Union européenne, aussi, doit être réorientée massivement vers les investissements de recherche : son budget est aujourd’hui consacré à 40 % à l’agriculture, à 4 % à la recherche ¬ quelles dépenses apporteront la meilleure contribution à la réalisation de « la société de la connaissance » européenne ?

Il est également nécessaire de s’attaquer aux rigidités de structure et de doter la France d’une politique globale de la recherche. Une grande remise à plat est nécessaire. Cela ne se décrète pas dans un bureau : la profession doit y être associée. Les grandes réformes nécessaires du système de recherche français ont toujours émergé de grands débats. Le plus fameux fut le colloque de Caen de 1956, initié par Pierre Mendès France, et dont sont sorties les grandes structures de la recherche contemporaines. Le temps est venu d’un nouveau colloque de Caen. C’est une urgence. Je compte y prendre ma part. Car « PMF » avait raison : plus que jamais, la République a besoin de savants.

Point de vue de Dominique Strauss-Kahn, Libération daté du 27 janvier 2004