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Quelle Turquie dans l’Union européenne et quelle UE pour la Turquie ?

Pascal Lamy
Publié le mercredi 10 novembre 2004.


Point de vue signé par Pascal Lamy, commissaire européen au Commerce interEn 1963, il y a plus de trente ans, les autorités européennes de l’époque ont promis à la Turquie qu’elle rejoindrait un jour l’UE. Or, pour moi, une promesse est une promesse. Chacun doit tenir ses engagements. La Turquie a vocation à faire partie de l’UE : se disputer à ce sujet ne sert à rien. Tel était le point de départ des discussions menées avec mes collègues commissaires. Je souhaite aujourd’hui partager mes impressions à cet égard pour dissiper certaines inexactitudes relevées dernièrement dans les journaux et concernant ma position.

Le 6 octobre dernier, la Commission européenne a décidé de recommander l’ouverture de pourparlers d’accession avec la Turquie. Il s’agit certainement de la décision la plus politique de toutes celles que j’ai eu à prendre en tant que commissaire, à deux égards : l’énorme impact qu’elle a eu à la fois sur l’opinion publique européenne mais aussi pour l’avenir du projet d’intégration européenne.

Pour forger ma propre opinion, je me suis rendu en Turquie en juillet dernier et j’y ai rencontré des membres du gouvernement, de l’opposition, du monde des affaires et de la communauté religieuse. Tous m’ont dit, à l’unisson, être prêts à devenir part intégrante du projet politique de l’Europe. Je leur ai répondu que notre recommandation serait objective et qu’elle serait adaptée à la situation spécifique de la Turquie. C’est précisément ce que nous avons fait.

Le problème réside alors dans un paradoxe : alors que la perspective de devenir un futur membre de l’UE est bien accueillie par la majorité de l’opinion publique turque, le citoyen européen ignore trop souvent tout des promesses qui ont été faites au cours des années. Comme bien souvent dans le processus de la construction européenne, les autorités européennes ont « oublié » d’impliquer les citoyens européens, de leur expliquer, de discuter avec eux des questions en jeu afin qu’ils s’approprient le projet.

Comment être surpris, dès lors, du fait que la majorité des européens dans de nombreux Etats-membres se déclarent hostiles à un nouvel élargissement de l’UE vers la Turquie. Il va de soi que tant que cette hostilité persiste, nous ne parviendrons pas à remporter les referendums qui s’annoncent, qu’ils portent sur la constitution européenne ou sur l’accession turque… Et je suis convaincu que nous ne gagnerons pas cette bataille si nous donnons aux citoyens le sentiment que tout est déjà décidé, sans même leur approbation, et que l’accession est garantie quoiqu’il arrive. C’est pourquoi il est essentiel d’insister sur un point : l’issue du processus n’est pas écrite d’avance.

Le débat au sein de la Commission a porté essentiellement sur l’adéquation de la Turquie au fondement du projet européen : le respect des droits de l’homme, la démocratie et l’Etat de droit. Nous étions d’accord pour féliciter la Turquie des vastes réformes entreprises dans les dernières années, mais il nous a semblé nécessaire d’indiquer les domaines où davantage d’efforts sont requis, que ce soit en termes de législation ou de mise en oeuvre, comme par exemple le droit à la représentation syndicale ou les droits des minorités. Nous avons également incité la Turquie à la réconciliation avec son propre passé. Ce sont ici les valeurs essentielles sur lesquelles nous avons bâti l’UE depuis plus de soixante ans, dépassent nos divisions anciennes, unis vers un destin commun.

Si le débat sur « quelle Turquie » pourrait être prête à rentrer dans l’UE est important, un autre débat s’avère tout aussi indispensable : quelle sera l’UE que la Turquie serait amenée à rejoindre ? L’accession de la Turquie à l’UE ne doit en aucun cas constituer un prétexte pour dissoudre le projet d’une Europe politique dotée de politiques communes fortes dans les domaines de la solidarité sociale et régionale, de l’environnement ou encore de l’agriculture soutenable. L’accession de la Turquie ne doit pas davantage être une excuse pour amputer le budget européen. J’ai tenu à insister sur ce point au cours des dernières semaines précisément parce que si nous ne sommes pas les Etats-Unis d’Europe, nous sommes bien plus que les Nations Unies d’Europe ! Nous devons nous assurer que le débat sur l’avenir de l’intégration européenne est mené en pleine lumière et ne pas donner cette impression que tout se décide en coulisses.

Ce débat, sur l’avenir de notre modèle d’intégration, peut sembler chauvin aux yeux de certains. Cependant, je continue à croire qu’il est urgent que l’Europe l’entame dès aujourd’hui. De même, j’encourage mes amis turcs, et ils sont nombreux, à se demander quel Europe ils désirent rejoindre dans l’avenir. Et sur ce point, je sais que nous gagnerons beaucoup à les écouter. national, daté du 10 novembre 2004