Accueil du site - 30. Pour CONVAINCRE - Positions - International
 

Oui à l’esprit de Cancun !

Dominique Strauss-Kahn
Publié le vendredi 12 septembre 2003.


Faut-il faire échouer le sommet de l’Organisation mondiale du commerce qui s’est ouvert à Cancun ? Faut-il brûler l’OMC ?

Certains le pensent. L’extrême gauche, qui voit dans l’OMC l’incarnation institutionnelle de cette mondialisation honnie. L’extrême droite, pour qui l’OMC est la pièce maîtresse de ce complot internationaliste qui cherche à détruire la nation. La plupart des conservateurs, aussi, qui craignent l’orientation peu libérale prise par les négociations. Beaucoup d’Américains, enfin : Gulliver s’est, à tort, laissé enchaîner aux règles multilatérales.

Mais d’autres pensent autrement. Je copréside les travaux du Trade and Poverty Forum, une mission internationale qui a pour objectif de mettre le commerce au service de la lutte contre la pauvreté. Nous publions un premier rapport, " Les enjeux de Cancun ". Quelle est notre analyse ? Le point fondamental est que l’objectif des négociations en cours à l’OMC peut changer radicalement. Lors du lancement du cycle du Millénaire, fin 1999 à Seattle, c’était la libéralisation à marche forcée. Il fallait à la fois supprimer les obstacles au commerce des marchandises, libéraliser de nouveaux secteurs (investissement et concurrence, notamment), ouvrir les marchés des pays en développement, avec comme " arme fatale " l’accord général sur le commerce des services (AGCS).

Cancun n’apportera aucune avancée dans ces domaines. Au sommet de Doha (en 2001), un autre objectif politique a été retenu : le cycle est devenu l’Agenda pour le développement.

Que s’est-il passé entre Seattle et Doha ? Deux choses : 1) La prise de pouvoir des pays en développement à l’OMC. En nombre, ils y sont ultramajoritaires : 121 pays sur 146. Dans une institution qui fonctionne sur le principe " un Etat, une voix ", ils sont potentiellement seuls maîtres à bord. Ils se sont rendus compte de leur pouvoir à Seattle, où ils ont fait capoter le sommet. En poids politique, aussi, ils sont devenus incontournables, avec comme porte-drapeaux l’Inde, le Brésil et désormais la Chine, qui représentent 40 % de la population mondiale.

2) Il y a eu une prise de conscience occidentale après le 11 septembre 2001. Certes, il fallait combattre le terrorisme par la répression. Mais il fallait aussi s’attaquer à ses racines : la pauvreté. Deux milliards de personnes sur la planète vivent avec moins de deux dollars par jour. La priorité ne peut pas être l’ouverture des marchés pour ce tiers de l’humanité qui n’a pas les moyens de consommer. La priorité doit être le développement. Le sommet de Doha l’a reconnu ; c’est un tournant majeur.

A Cancun, des avancées importantes pour le Sud sont en jeu :

1) L’application des règles de l’OMC au profit des pays en développement. Jusqu’à présent, les pays occidentaux maniaient sans honte l’hypocrisie : " Faites ce que je dis et pas ce que je fais. " " Ouvrez vos marchés au nom du libre-échange pendant que je ferme les miens au nom de la protection de mes intérêts économiques. " Les choses changent doucement. Cancun vise ainsi à supprimer les " pics tarifaires " avec lesquels les pays développés protègent leurs industries sensibles des exportations du tiers-monde.

Dans le domaine agricole, les pays occidentaux subventionnent massivement leur production : 370 milliards de dollars par an ! Cancun veut plafonner les soutiens internes à 5 % de la valeur de la production agricole. Les Etats-Unis et l’Europe doivent l’accepter.

Le dossier agricole mérite toutefois une analyse nuancée. La diminution des aides agricoles en Europe et aux États-Unis profitera aux pays exportateurs nets de produits agricoles, c’est-à-dire au groupe de Cairns, à des pays à revenu intermédiaire (Brésil, Argentine, Afrique du Sud...), voire à des pays industrialisés (Australie, Nouvelle-Zélande...). Pour les pays en développement, pour la plupart importateurs nets, les avantages sont incertains.

C’est pourquoi des initiatives sectorielles, centrées sur les produits exportés par les pays en développement, sont à privilégier. Une proposition est sur la table : l’" initiative coton ", présentée par 4 pays africains (Burkina, Mali, Tchad, Bénin). Leur filière coton représente 30 % de leurs exportations et fait vivre 10 millions de travailleurs. Or elle est menacée par les subventions pharaoniques qu’accorde le gouvernement américain à ses 25 000 planteurs : 3,3 milliards de dollars - plus de 130 000 dollars par planteur ! Résultat : l’effondrement des prix mondiaux, un revenu divisé par 4 pour les planteurs africains. L’" initiative coton " demande le démantèlement de ces subventions, il faut la défendre à Cancun.

2) La suspension des règles de l’OMC quand elles nuisent au développement du Sud. C’est une philosophie nouvelle. Pour les pays pauvres, le commerce mondial est asymétrique : ils importent nos marchandises sans restrictions mais ne réussissent pas à exporter les leurs à un prix rémunérateur. Dans ces conditions, le droit commercial international doit lui aussi être asymétrique, dans l’autre sens, afin de corriger ces déséquilibres. C’est la logique du " traitement spécial et différencié " en négociation à Cancun : les pays pauvres peuvent maintenir des protections à l’importation tout en bénéficiant pour leurs exportations de l’ouverture commerciale que procurent les règles de l’OMC. C’est aussi la logique de l’initiative européenne " everything but arms " : l’idée est d’accorder un droit d’accès aux marchés occidentaux à taux zéro pour toutes les marchandises en provenance des pays les moins avancés, sans réciprocité. Cancun doit entériner cette initiative.

C’est la logique, enfin, de l’accord trouvé fin août sur les médicaments génériques.

3) La réorientation de la négociation. Jusqu’ici, seuls les sujets offensifs des pays riches étaient traités à l’OMC : libéralisation des marchandises, des services, des capitaux... A Cancun, on aborde un sujet crucial pour le Sud : les flux de main d’œuvre temporaire à l’échelon international. Un programme, même modeste, de visas temporaires de travail dans les pays riches générerait un accroissement massif de revenus pour les travailleurs des pays pauvres. On n’en est pas encore là, mais le sujet est pour la première fois sur la table de négociation. Un esprit nouveau souffle donc à Cancun. Le libre-échange était considéré comme bon par nature pour le développement ; aujourd’hui, il est analysé à l’aune de son impact réel. Nombre de négociateurs ne se demandent plus : " Comment maximiser l’ouverture des marchés ? " Ils commencent à se dire : " Comment faire sortir les pays les plus pauvres de la misère ? " Cette évolution, on la doit beaucoup à l’Union européenne, et je rends hommage au travail du commissaire au commerce Pascal Lamy, qui en est l’artisan. Bien sûr, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. Le sommet de Cancun, même s’il est un succès, sera loin de tout régler. D’abord, l’OMC n’est qu’au début de sa mue. Certains compromis ne sont pas encore à la hauteur des enjeux. C’est le cas de l’accord sur les médicaments.

Parallèlement, l’institution de l’OMC doit être réformée. Les pays en développement ont du mal à y participer pleinement. Ils n’ont pas les ressources administratives pour suivre les 25 négociations qui se déroulent en parallèle - une vingtaine d’entre eux n’ont même pas de représentant permanent auprès du siège de l’organisation, à Genève. L’organe de règlement des différends - le tribunal de l’OMC - pose également problème : sa jurisprudence demeure centrée sur une conception idéologique de la libéralisation. Enfin, des liens doivent être créés avec les autres organisations internationales, l’OIT, ou encore la future Organisation mondiale de l’environnement, qu’il faut créer, afin que ces domaines soient traités à égalité avec le commerce.

Car le développement ne peut être limité à l’intégration au commerce mondial, et donc à l’OMC. L’ Agenda pour le développement doit posséder un volet non commercial. Je propose 4 pistes :

- Le rétablissement de l’aide publique au développement.

- Une vaste initiative pour la santé. Santé et développement sont intimement liés. Un quart des enfants du Sud n’ont toujours pas accès aux vaccins standards, pourtant dans le domaine public. La malaria fait des ravages, la polio réapparaît. Le problème est simple : même aux coûts du générique, les pays les plus pauvres n’ont pas les moyens d’acheter les médicaments. Le remède est simple également : un fonds public mondial pour assurer une santé de base universelle.

- Le problème de l’eau : elle va bientôt dramatiquement manquer au tiers de l’humanité.

- Les initiatives régionales de développement entre le Nord et le Sud. L’UE doit lancer une initiative réunissant l’ensemble du pourtour méditerranéen, le berceau de sa civilisation.

Le sommet de Cancun ne sera peut-être qu’un pas, incomplet, pour le développement du Sud. Mais, s’il réussit, ce sera un pas dans la bonne direction. Elle nous a déjà été tracée. C’était il y a un peu plus de vingt ans. Dans cette même ville. Par le président François Mitterrand. Ce discours inspiré, " l’appel de Cancun ", a marqué l’histoire de la gauche. Il reste une référence dans le monde. Il est plus que jamais d’actualité. L’esprit de Cancun doit souffler pour réduire les inégalités.

par Dominique Strauss-Kahn, député du Val-d’Oise Le Monde daté du 12 septembre 2003