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Relancer le multilatéralisme et réformer l’ONU

Henri Nallet, Hubert Védrine
Publié le jeudi 6 janvier 2005.


Après la réélection de George W. Bush, la réforme de l’ONU paraît moins que jamais à l’ordre du jour, et pourtant les seize sages que Kofi Annan avait chargés de réfléchir à une réforme institutionnelle du mécanisme de sécurité dans le monde lui ont remis leur rapport début décembre 2004.

Plusieurs propositions ont été élaborées ces dix dernières années, depuis qu’avec la fin de la guerre froide l’espoir est réapparu d’organiser une " communauté internationale " enfin opérationnelle. Jusqu’ici elles sont restées toutes sans suite faute d’accord des membres permanents et des éventuels bénéficiaires de la réforme.

Mais l’opportune initiative du secrétaire général - très injustement pris pour cible ces jours-ci par quelques sénateurs républicains néoconservateurs militants de l’unilatéralisme - nous rappelle que concevoir une réforme de l’ONU qui redonnerait à l’organisation légitimité, crédibilité et efficacité reste indispensable. Car il ne suffit pas d’invoquer l’ONU face à l’unilatéralisme américain ou autre ni de se lamenter ; encore faut-il comprendre pourquoi l’ONU est si souvent impuissante, si aisément contournable, et chercher à y remédier.

Les sages énumèrent les risques qui pèsent sur la sécurité du monde : les dangers socio-économiques, les conflits inter-étatiques de type classique, les conflits internes, l’érosion du régime de non-prolifération, le terrorisme et le crime organisé, comme principales menaces à la paix. On pourrait y ajouter certains comportements unilatéralistes. Et souligner les conséquences néfastes entre toutes de la non-résolution persistante du conflit israélo-palestinien.

Concernant la réforme cruciale, celle du Conseil de sécurité, les sages avancent prudemment deux propositions : la première consiste à créer six nouveaux membres permanents sans droit de veto, un Européen, un Latino-Américain, deux Asiatiques et deux Africains et de nouveaux membres non permanents. La seconde prévoit huit semi-permanents de plus (deux par continent) et un membre non permanent.

Par ailleurs, ils proposent la formation de spécialistes de la médiation dans les conflits ethniques ou religieux et la création d’un nouvel organisme intergouvernemental chargé de la reconstruction post-conflit, initiatives judicieuses. En revanche, ils jugent irréalisable la création d’une force permanente de maintien de la paix.

Pour notre part, après avoir travaillé plus d’un an sur ces questions, nous sommes arrivés à la conclusion que concernant le Conseil, la solution optimale consisterait à créer six nouveaux membres permanents : Japon, Inde, Allemagne, un Latino-Américain, un Africain et un Arabe, car le découpage par continent les exclut artificiellement. Le siège des trois derniers serait permanent, mais le titulaire pourrait changer tous les trois ou quatre ans si le groupe régional correspondant ne se mettait pas d’accord sur un seul pays. Il serait irréaliste de ne pas prévoir que ces nouveaux permanents disposent du droit de veto, comme les membres actuels. On aura noté à ce sujet, sans surprise, que Gerhard Schröder ne voulait pas " deux poids, deux mesures ". Mais en même temps la Charte serait réformée pour permettre que souveraineté nationale et veto puissent être suspendus pendant un temps limité, si cela était nécessaire pour porter assistance à une population en danger imminent, même contre le gré de son gouvernement. Cette disposition serait déclenchée par une déclaration d’alerte solennelle, à l’initiative, par exemple, des Nobel de la paix ou des secrétaires généraux des organisations multilatérales.

En quelque sorte, il s’agirait d’insérer l’ingérence dans la Charte, tout en l’encadrant. Rien n’empêche cependant le Conseil de sécurité, dans l’état actuel des textes, de se saisir de toute situation de crise au titre du chapitre VII, à condition, bien sûr, que les membres permanents s’entendent.

Nous pensons aussi qu’il ne faut pas s’en tenir à la seule modernisation du Conseil de sécurité et que d’autres réformes accroîtraient l’efficacité des institutions multilatérale. D’abord au sein des Nations unies elles-mêmes :
- la relance du Conseil des tutelles, conçu autrefois pour conduire des territoires colonisés à l’indépendance et qui, réactivé, pourrait utilement coordonner l’action internationale de nation rebuilding dans les pays " faillis " ou décomposés, nombreux aujourd’hui, plutôt que cette tâche soit laissée à l’initiative de tel ou tel Etat membre puissant ;

- la transformation du Conseil économique et social, qui, réuni à un plus haut niveau, deviendrait de facto le Conseil de sécurité économique que préconisait Jacques Delors. Selon l’article 63, il est déjà chargé de coordonner et d’harmoniser l’action des diverses branches du système des Nations unies. Il pourrait devenir l’instance où s’organiseraient les régulations économiques mondiales qui font défaut aujourd’hui, car les marchés ne peuvent pas s’autoréguler ;

- la création d’une assemblée consultative mondiale, regroupant des représentants qualifiés de la société civile mondiale et qui pourrait saisir et interpeller ce Conseil Ecosoc rénové, par exemple avant chaque Assemblée générale. Cela permettrait ainsi que se développe à l’intérieur du système multilatéral et pour son plus grand profit, entre la société civile, les altermondialistes et les responsables politiques, ce dialogue qui se cherche depuis quelques années à travers manifestations de rue et polémiques. Des réformes sont également nécessaires au Fonds monétaire international, à la Banque mondiale, à l’Organisation mondiale du commerce (qui doit se concentrer sur ses compétences), etc., concernant leurs attributions, leur fonctionnement et leurs relations mutuelles.

Elles sont à peu près toutes bien connues et répertoriées et, sans entrer ici dans leur détail, parfois assez techniques, elles s’ordonnent principalement autour de deux axes majeurs : transformer les instances de décision afin qu’elles soient plus représentatives de l’état du monde actuel et leur insuffler plus de légitimité et de responsabilité, notamment à celles qui sont appelées à imposer des politiques douloureuses de réforme des structures économiques aux pays en voie de développement.

De même qu’il faut réhabiliter le rôle de l’Organisation internationale du travail et créer une organisation mondiale de l’environnement.

Le point faible de toutes les propositions de réforme de l’ONU et des institutions multilatérales est connu : l’acquiescement des membres permanents dotés du veto est requis, et l’on ne voit pas la Russie, la Chine, ni les Etats-Unis actuels, approuver les changements proposés.

Depuis plus de dix ans, tous les plans ambitieux ont ainsi sombré dans les oubliettes. Mais le statu quo n’est pas acceptable. Les propositions évoquées ici sont ambitieuses, mais réalisables. La mise au point d’un grand projet de renouveau du multilatéralisme, l’équivalent d’une nouvelle Charte de San Francisco et de nouvelles institutions de Bretton Woods, par un large groupe de pays réformateurs dont les Vingt-Cinq de l’Union européenne, plusieurs membres permanents du Conseil de sécurité, des membres du G7 et du G20, plusieurs grands pays émergents, constituerait un fait politique et diplomatique majeur et aurait un retentissement mondial.

Certes, il serait dans un premier temps ignoré, moqué ou bloqué par plusieurs membres permanents. Mais cette idée " ferait son chemin " dans cette opinion mondiale en formation, car elle correspond aujourd’hui à une attente croissante, et offrirait un débouché politique à tous ceux, si nombreux, qui ne se satisfont ni de l’unilatéralisme des puissants ni de la sauvagerie des marchés gouvernés par les seules nécessités financières à court terme.

Un jour, cette pression fera sauter les verrous et, dans un marchandage plus général, une négociation s’engagera, y compris avec des dirigeants américains plus éclairés ou instruits par l’expérience sur les limites de l’hyperpuissance.

Il nous faut être prêt pour ce grand rendez-vous et, d’ici là, ne pas renoncer un instant à affirmer la supériorité du multilatéralisme sur les autres formes d’organisation des relations internationales, et œuvrer à sa modernisation.

Point de vue signé par Henri Nallet, vice-président de la Fondation Jean-Jaurès et Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères, paru dans le quotidien Le Monde daté du 6 janvier 2005