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SIDA

Grande cause de l’Europe

Dominique Strauss-Kahn, Christian Saout
Publié le jeudi 1er décembre 2005.


En dépit de plus de vingt ans de lutte contre le sida, l’urgence ne faiblit pas. Urgence en matière de prévention, afin de changer les comportements et rompre durablement la chaîne de contamination. Urgence sur le plan de la recherche, afin de trouver les moyens de soulager les souffrances. Urgence sanitaire, avec plus de 40 millions de personnes atteintes dans le monde, dont 25 millions en Afrique. Chacun mesure avec effroi les ravages toujours croissants d’une pandémie qui confronte ses victimes au désarroi, à la solitude et souvent à la mort.

Au-delà des discours et des incantations, nous pouvons, nous devons soulager les populations atteintes, encourager et soutenir leur mobilisation, leur donner accès aux soins et encourager la recherche. Cela est possible !

En France, la prévention d’abord. Effet indirect des progrès thérapeutiques réalisés au cours des années 90, le sida fait moins peur aujourd’hui qu’il y a dix ans, et l’impact des campagnes de prévention et de réduction des risques s’érode progressivement. Pourtant on compte toujours plus de 150 000 personnes atteintes en France. Pour être efficace, la prévention doit amener à une compréhension élevée de la maladie et de ses risques. On ne peut donc que déplorer les faiblesses de l’éducation à la santé en général et aux maladies sexuellement transmissibles en particulier, en milieu scolaire comme parascolaire. Il s’agit donc de développer une approche globale d’éducation à la santé, à la sexualité et à la contraception et de sensibilisation aux risques en direction des jeunes, au sein même des programmes scolaires.

Mais les populations vulnérables sont diverses. On constate aujourd’hui une crise de la prévention et une baisse notable de la protection chez les gays, ainsi qu’une recrudescence de l’épidémie chez les femmes originaires d’Afrique subsaharienne. Plus de 7 000 personnes (dernières données de l’INVS) découvrent leur séropositivité chaque année en France. Dans cette lutte contre l’épidémie, contre les pratiques à risque, contre l’ignorance de son statut sérologique, il s’agit d’adapter les actions en fonction des environnements culturels et sociaux et des populations : jeunes, homosexuels, femmes, populations migrantes... Pour cela, il y a urgence à élaborer et soutenir des messages forts, délivrés dans la proximité des personnes, brisant les tabous et les habitudes convenues. Il en va de la santé de notre jeunesse et de notre pays.

Ces initiatives nécessitent de s’appuyer sur le réseau associatif, partie prenante dans le domaine de la prévention mais aussi de la lutte contre les discriminations. En effet, les personnes vivant avec le VIH-sida doivent encore trop souvent, en plus des souffrances liées à la maladie et à son traitement, subir l’exclusion au travail, dans leur accès au logement, au crédit et à certains soins, comme l’a récemment démontré l’enquête Vespa. La mise en œuvre d’un revenu assuré et une politique volontaire en matière de logement peuvent permettre de réduire les fortes inégalités subies par les personnes infectées.

De plus, le VIH-sida est une pathologie chronique évolutive qui devrait à l’avenir faire l’objet d’une allocation spécifique adaptée aux types de handicap qu’elle génère. Il faut également humaniser l’accompagnement des malades. En cela, la faiblesse des crédits aux associations et aux relais sanitaires aggrave une situation souvent déjà dramatique. Encadrement des patients, appartements thérapeutiques et structures de moyen séjour sont autant de dispositifs qui doivent recevoir un soutien pérenne des pouvoirs publics. C’est ainsi que les personnes touchées pourront se mobiliser et devenir les premiers acteurs de la prévention.

Enfin, après les coups portés à l’aide médicale d’Etat (AME) par le gouvernement, ce dispositif doit retrouver son sens premier : prendre en charge les plus fragiles (sans-papiers, demandeurs d’asile) sans complexifier l’accès au dépistage ou aux soins et ainsi ne pas entraver le long processus de lutte contre la maladie. Exclure une population des soins, c’est prendre le risque de laisser la maladie se propager, mais c’est aussi renier l’engagement de la France envers les malades.

Dans le monde, l’engagement de notre pays contre le sida ne peut être cantonné à notre territoire : au-delà de nos frontières, la situation est pire encore. Chaque année, l’épidémie tue plus de 3 millions d’hommes et de femmes, pour la plupart en Afrique. Moins de 10 % des malades ont accès à des traitements. Nous ne pouvons rester indifférents à cette catastrophe dont l’ampleur excède celle de beaucoup de génocides.

Un espoir était né. A partir de 1997, des laboratoires gouvernementaux (au Brésil, en Thaïlande) et des compagnies privées (en Inde) se sont engagés dans la production de versions génériques d’antirétroviraux. L’apparition de ces traitements a permis de diviser le prix d’une trithérapie par dix, atteignant 150 dollars par an et par patient. Mais ces progrès sont menacés : le nombre de personnes porteuses de virus qui deviennent résistantes au traitement de première ligne augmente régulièrement. Or un traitement antirétroviral de seconde ligne est souvent d’un prix inaccessible pour les habitants des pays pauvres, entre 1 200 et 2 000 dollars par an.

En effet, depuis le 1er janvier 2005, tous les pays en développement membres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), à l’exception de certains pays moins avancés (PMA), sont tenus de respecter les « Accords sur les aspects de droit de propriété intellectuelle qui touchent au commerce ». Les pays signataires s’engagent à ne produire ou exporter des génériques qu’après vingt années de protection du médicament original. Cette situation pose d’ores et déjà problème. Treize pays, parmi lesquels le Brésil, l’Inde, le Maroc, la Tunisie ou encore la Turquie, ont ainsi dû accorder des brevets à des médicaments qui jusqu’alors n’étaient pas protégés. Dans de nombreux programmes africains d’accès aux traitements, les produits génériques indiens représentent aujourd’hui entre 50 % et 75 % des médicaments consommés par les malades. La remise en cause du droit de l’Inde ou du Brésil à exporter leurs génériques vers l’Afrique serait un désastre humanitaire. Les compagnies pharmaceutiques occidentales qui poussent à restreindre l’utilisation des génériques dans les pays en développement au motif qu’elles doivent couvrir leurs dépenses de recherche insultent notre éthique et notre intelligence : elles n’y réalisent qu’une infime part de leurs ventes ! Nous ne devons en aucun cas céder à leurs exigences !

L’une des seules possibilités de contourner cette entrave serait l’octroi, par des pays émergents, de « licences obligatoires » à leurs producteurs de génériques, afin d’exporter des médicaments vers des pays moins développés, comme la Déclaration de Doha les y autorise. Mais la complexité de ce mécanisme adopté par l’OMC est telle qu’il n’a jamais été appliqué. Les pays en développement portent une part de responsabilité. Longtemps, le déni de l’existence même de l’épidémie de sida y a prévalu. Aujourd’hui encore, certains gouvernements se montrent beaucoup trop frileux dans l’utilisation de ces licences. Mais les Etats-Unis, comme d’autres pays, doivent être dénoncés. Ils multiplient les accords bilatéraux avec des pays en développement, leur imposant des contraintes parfois scandaleuses : rallongement des durées de protection par les brevets au-delà de vingt ans ; blocage de l’enregistrement des génériques pour plusieurs années... La France doit s’opposer au sein de l’OMC à ce type d’accords et replacer la négociation dans le cadre multilatéral, où les pays en développement ont davantage de chances d’être justement défendus.

De plus, quand les médicaments seront rendus financièrement accessibles pour les pays en développement, il restera à construire des systèmes de prévention, de soin, de distribution des médicaments et d’accompagnement des patients sans lesquels l’épidémie ne sera pas enrayée. Notre pays n’agit pas à la hauteur de l’urgence de la situation : la contribution française à la lutte mondiale contre le sida doit encore sensiblement augmenter. En 2002, la création du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme sous les auspices du G8 a ouvert l’espoir d’une prise en charge thérapeutique généralisée. Néanmoins, à peine trois ans après son lancement, cet instrument financier vit une crise sévère. Le fonds mondial a estimé les besoins à 17 milliards de dollars par an, soit le coût de quelques semaines de guerre en Irak, pour assurer la généralisation des traitements alors que l’abondement actuel n’est que de 3,5 milliards de dollars. A condition de le vouloir, ces sommes pourraient assez facilement être mobilisées.

Malgré l’importance que le président de la République prétend accorder au multilatéralisme et au système onusien, la France ne contribue qu’à hauteur de 16 millions d’euros au Programme des Nations unies pour le développement, ce qui fait de notre pays le 11e contributeur à cette institution (loin derrière les Etats-Unis, la Norvège, le Japon, les Pays-Bas ou encore la Suède dont les contributions dépassent toutes les 60 millions de dollars). Nous devons refaire de l’aide au développement et de la lutte internationale contre la pandémie du sida une priorité budgétaire réelle. En effet, un récent rapport de Coordination Sud indique au contraire une baisse de l’aide française, une fois celle-ci expurgée des artifices comptables qui permettent de revendiquer une générosité factice. Soyons plus généreux, d’autres Européens le sont !

Enfin, la recherche doit constituer un axe majeur de notre politique. Les efforts qu’elle nécessite imposent de concevoir notre réponse à l’échelle de l’Europe. Le développement de nouvelles molécules à la fois plus efficaces contre le virus et moins contraignantes pour les personnes, le développement des microbicides et la découverte d’un vaccin doivent constituer une véritable ambition pour l’Europe. En effet, si les structures publiques de recherche européennes s’associaient pour être au cœur de ce grand dessein, elles porteraient l’espoir de millions de personnes. Cette politique suppose la mobilisation des moyens budgétaires nécessaires, elle doit viser à combiner intelligemment les efforts des pouvoirs publics, ils sont indispensables, et les potentiels de l’industrie européenne qui doit impérativement se mobiliser. Nous appelons nos amis européens à rejoindre ce grand projet. Dans une Europe tentée par le déclin et le repli, plus que jamais nous ressentons le besoin de nous engager pour une utopie réaliste, au service d’une grande cause de notre temps.

Point de vue signé par Dominique Strauss-Kahn, député du Val-d’Oise, et Christian Saout, président d’Aides, Libération daté du 1er décembre 2005