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EAU, SAUVER LA REDEVANCE

Michel Rocard
Publié le mardi 18 avril 2006.


Les 11 et 12 avril (2006), la presse nous a donné deux petites nouvelles. Treize millions d’habitants du sud de l’Angleterre subissent de légères restrictions de leur consommation d’eau, annonciatrices de situations plus graves pour l’été. En France, les pluies de mars et du début avril n’ont reconstitué nos nappes phréatiques épuisées qu’à hauteur de 40 %. Le danger reste grave chez nous aussi pour la belle saison. Tout cela nous rappelle qu’à long terme, des menaces redoutables pèsent sur la disponibilité de la ressource la plus vitale pour l’humanité, l’eau potable.

C’est donc une bonne occasion de regarder ce qui se passe en France à ce sujet. Or nous sommes aussi, chez nous, menacés d’une catastrophe concernant l’eau mais, celle-là, purement politique et largement évitable.

En 1964, sous l’autorité du Premier ministre, Michel Debré, le gouvernement avait proposé, et le Parlement avait adopté, une loi sur l’eau tout à fait intelligente et remarquablement inventive. Le projet de l’époque avait été nettement amélioré par le Sénat, en fonction de la bonne connaissance qu’il avait des enseignements locaux de l’application du code rural sur longue période. Parmi beaucoup de dispositions elle comportait trois éléments principaux :

1. La mise en place de comités de bassin réunissant sous la présidence d’un élu local des représentants de l’Etat pour les divers ministères concernés, des élus locaux, des industriels exerçant des activités polluantes, des associations de défense ou de sauvegarde, notamment des pécheurs à la ligne, et des personnalités qualifiées.

2. La mise en oeuvre d’une redevance à payer, par tous les utilisateurs et les pollueurs d’eau, destinée à financer des ouvrages d’intérêt commun visant à assurer l’équilibre entre l’état de la ressource et les besoins des utilisateurs d’eau.

3. La création d’agences de l’eau. C’est un décret immédiatement postérieur qui divise la France en six bassins fluviaux et crée pour chacun d’eux un Comité de bassin et une Agence de l’eau. Dans ce système l’assiette et le taux de la redevance sont fixés par le Comité de bassin. La proximité du terrain doit permettre de moduler les redevances, en fonction du degré d’urgence des situations locales, et de les diminuer à l’occasion si les industriels pollueurs assujettis arrivent à modifier leurs processus de production pour polluer moins. Ce système très incitatif s’est révélé remarquablement efficace : la situation écologique de nombre de nos fleuves et rivières s’est grandement améliorée depuis trente ans. Le volume actuel des redevances en cause est de l’ordre de 1,5 milliard d’euros. Le système a largement été recopié sur le plan international et la France est un leader industriel et intellectuel respecté dans le monde de l’eau.

Malheureusement, ce système avait un inconvénient : il était assez nettement anticonstitutionnel.

A l’époque, le Conseil constitutionnel n’avait pas pu être saisi, et la loi de 1964 a donc été votée, promulguée et appliquée. En droit français, la redevance ne ressemble à rien de connu et doit donc relever d’une catégorie fourre-tout nommée « impositions de toutes natures ». Quelle qu’en soit la nature, une imposition ne saurait être modulée en fonction des attitudes économiques des redevables, et surtout ne peut être décidée que par une assemblée élue au suffrage universel ayant cette compétence, le Parlement au niveau de l’Etat, et les conseils généraux ou régionaux à celui des collectivités territoriales. A l’évidence, ce n’est pas le cas.

Cette situation a créé un long malaise, jetant un doute sur la légitimité de la redevance et créant une sorte d’inhibition chez les acteurs du système devant la crainte que finalement, d’une manière ou d’une autre, il ne soit supprimé ou gravement modifié par la décision ou sur les remontrances soit du Conseil constitutionnel, soit d’une autre instance juridictionnelle. Je n’ai pu moi-même trouver de solution à ce problème en tant que Premier ministre, pas plus, au demeurant, que mes collègues. Et cette inhibition a joué jusqu’au point qu’en 1992, lors de la codification du code de l’environnement, les dispositions de la loi de 1964 concernant la redevance ont été « oubliées ».

Depuis quelques années, le ministère de l’Environnement tente d’en sortir, avec une ténacité qui s’est manifestée sous trois gouvernements successifs. L’actuel a déposé devant le Sénat le projet de loi qui résulte de ces travaux, et qui a été adopté par le Sénat il y a quelques mois. Le débat à l’Assemblée nationale vient en mai de cette année.

Malheureusement, ce texte est une capitulation. Acceptant de considérer les redevances comme des impositions de toutes natures, il en tire la conséquence ¬ rigoureusement constitutionnelle ¬ que leur assiette, leurs modalités d’application et leur tarif doivent être fixés par le Parlement. Cela revient à abolir tout lien entre les redevances et les situations concrètes rencontrées sur le terrain, notamment la plus ou moins grande rareté de la ressource dans l’espace, et à négliger la prise en compte des responsabilités de chaque usager dans les problèmes à résoudre. Cessant d’être un puissant instrument d’incitation à la dépollution, les redevances prennent la forme d’un impôt affecté au financement de la ressource en eau, indépendamment de sa plus ou moins grande rareté et surtout de toute politique visant à la protéger et à en améliorer la qualité. C’est tuer l’efficacité et le dynamisme du système français, déjà bien affaibli depuis l’origine. C’est abandonner une excellente innovation française, qu’une bonne partie du monde commence à imiter. Cela revient, comme l’a dit un opérateur, à créer la Sécurité sociale de l’eau. Et dans l’état actuel inquiétant de nos réserves dans l’Hexagone, c’est aggraver lourdement la menace qui pèse sur l’avenir proche.

Tout cela est d’autant plus absurde que la solution existe enfin. Le président de la République a pris en 2004 l’initiative de proposer au Parlement, qui l’a fait le 1er mars 2005, d’intégrer la Charte de l’environnement à la Constitution.

Il vaut la peine de citer trois articles de cette charte, partie intégrante de la Constitution de la Ve République :
- Article 2 : Toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement.
- Article 3 : Toute personne doit, dans les conditions définies par la loi, prévenir ou, à défaut, limiter les atteintes qu’elle est susceptible de porter à l’environnement.
- Article 4 : Toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu’elle cause à l’environnement, dans les conditions définies par la loi.

Les redevances sont manifestement la traduction pratique de ces obligations constitutionnelles. Il devient donc logique de les classer administrativement non pas dans les « impositions de toutes natures », mais dans les « redevances pour services rendus » puisqu’à l’évidence, les redevances pour prélèvement permettent d’assurer le service de la fourniture d’eau et que les redevances pour pollution permettent d’amener chaque pollueur à contribuer à l’amélioration de la qualité de la ressource pour tous les autres.

Il y a donc urgence à amender l’article 37 du projet de loi en cause, en citant ces articles constitutionnels, pour consolider enfin le statut légal des redevances et redynamiser par là un puissant outil du combat écologique que la France avait su créer voici quarante-deux ans.

En dépit de son apparente modestie technique, l’affaire est extrêmement grave. Si l’on abandonne le caractère incitatif des redevances, la pollution ne sera plus guère combattue, elle recommencera à croître.

La thèse que je soutiens ici a, je crois pouvoir le dire, l’approbation des deux parlementaires qui occupent présentement les fonctions de président de comité de bassin, le député André Santini pour Seine-Normandie, et le sénateur Jean-François Poncet pour Adour-Garonne. Il n’y a rien de partisan dans cette affaire, mais seulement l’évidence que l’intérêt général est gravement menacé par manque d’intelligence juridique.

Si on ne le fait pas, à quoi diantre aura-t-il servi d’incorporer la charte de l’environnement dans la Constitution ?