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Faut-il avoir peur de la mondialisation ?

Publié le jeudi 5 février 2004.


Auteur d’un essai décapant, « la Mondialisation et ses ennemis »*, Daniel Cohen passe au crible avec l’ancien ministre des Finances les idées fausses sur la question par Daniel Cohen et Dominique Strauss-Kahn

Le Nouvel Observateur. – Inévitable ou dangereuse, la mondialisation est au centre de toutes les analyses. Mais n’est-elle pas en partie imaginaire ?

Daniel Cohen. – Tout dépend du point de vue où on se place. L’ethnologue Germaine Tillon raconte l’histoire d’un village des Aurès qu’elle a connu équilibré et heureux et qu’elle découvre vingt ans plus tard « clochardisé » par les colonisateurs. Ceux-ci ont cru bien faire : ils ont pulvérisé du DDT pour combattre le typhus, construit une route pour rompre son isolement. L’éradication des pandémies a provoqué une explosion démographique. Pour y faire face on a accru le cheptel et détruit les sols, ruinant l’économie du pays. La route a développé le commerce, enrichi les exportateurs mais appauvri les autres et fait naître des inégalités. Bernard Chantebout (« le Tiers-Monde ») fait de cet épisode le commentaire suivant : comme une population détruite par une épidémie, « la société traditionnelle s’est désintégrée à ce simple frôlement de la civilisation occidentale ». Pour un pays pauvre, la mondialisation n’a rien d’imaginaire. Pour les pays riches, en revanche, le mythe est très en avance sur la réalité. Un chiffre : si 80% du commerce mondial se fait dans le secteur industriel, ce secteur ne représente chez eux que moins de 20% des emplois. Dans les pays riches, il y a confusion entre mondialisation et passage d’une société industrielle à une société postindustrielle où les actifs immatériels – marques, technologies… – sont déterminants. La mondialisation accélère cette mutation. Elle n’en est nullement la cause.

N. O. – On exagérerait son importance ?

D. Cohen. – Si l’on compare la mondialisation actuelle à ce qu’elle a été au xixe, la nôtre est deux ou trois fois moins importante. A la veille de la Première Guerre mondiale, c’est la moitié de l’épargne anglaise et le quart de l’épargne française qui étaient investis à l’étranger. Rien de comparable aujourd’hui en matière d’investissements dans les pays pauvres. De même, il y a de nos jours trois fois moins de migrants qu’au xixe siècle. Aujourd’hui, les touristes des pays riches vont visiter pendant quelques semaines les pays pauvres, la télévision leur montre des images du monde entier. Puis ils rentrent chez eux ou éteignent leur poste. La proximité entre les nations reste dans le monde des images. Cela a des conséquences importantes pour les uns et les autres, mais il n’y a pas d’imbrication comparable à celle qu’on a connue au xixe siècle, quand les gens quittaient leurs villages pour traverser les mers…

Dominique Strauss-Kahn. – A l’aune de l’épargne exportée, de l’immigration, la mondialisation actuelle n’est pas un phénomène inédit de l’histoire du capitalisme. L’abolition des distances grâce à la révolution d’internet n’est pas qualitativement plus importante que celle du téléphone… L’autre grand mythe contesté, c’est celui du sous-développement sous-produit du colonialisme et d’une forme dévoyée du capitalisme : au xixe siècle, ce sont autant les classes laborieuses des pays riches qui ont en fait le plus bénéficié de la mondialisation qu’une élite d’affreux capitalistes.

D. Cohen. – La mondialisation a deux types d’ennemis : ceux qui contestent l’occidentalisation avec ce qu’elle produit de révolution des mœurs et les adversaires du capitalisme qui voient en elle la forme ultime de l’exploitation des nations prolétaires. Le drame des pays pauvres n’est pourtant pas d’être exploités. Ceux qui s’imaginent que la moitié de l’humanité qui vit avec moins de 2 dollars par jour doit sa triste condition à l’exploitation par les pays riches passent à côté de l’essentiel. La pauvreté n’est pas l’envers nécessaire de notre richesse. Le drame, pour la majeure partie des pays pauvres, tient à une cause inverse : non pas d’être exploités mais d’être ignorés. Comme le disait l’historien Paul Bairoch : « L’Occident n’a pas besoin du tiers-monde. » Et il ajoutait : « Ce qui est une mauvaise nouvelle pour le tiers-monde. »

D. Strauss-Kahn. – En poussant le paradoxe plus loin, on pourrait même prétendre que c’est précisément parce qu’une personne sur deux vit sur cette terre avec moins de 2 euros par jour qu’on pourrait, par le « commerce équitable » (rémunération à son juste prix du travail des habitants des pays pauvres), résoudre une bonne part du problème des pays pauvres. Que les pays pauvres ne soient pas exploités mais ignorés signifie que la colonisation a apporté certains progrès, mais pas tout ce qui devrait l’accompagner, notamment le capital (machines, connaissances, épargne) permettant d’aller jusqu’au bout de la logique du changement. En apportant des réponses à des questions que les pays pauvres ne se posaient pas, les pays riches ont amené avec eux des problèmes. Pour la majeure partie de la population du globe, la mondialisation reste une attente, non un fait accompli. Elle fait miroiter des richesses qu’on leur refuse et les paraboles satellitaires qui hérissent les toits des immeubles du tiers-monde, en lui montrant l’univers des pays riches, militent plus pour la révolution que les écrits de Karl Marx. Les pauvres ont sous les yeux les biens qu’ils ne peuvent consommer.

D. Cohen. – Avec cette nouvelle industrie de l’image, métaphore de la nouvelle économie, nous sommes au cœur du paradoxe de la mondialisation actuelle : fabriquer un film reste l’apanage des pays riches qui ont de l’argent pour investir. Voir ces images ne coûte en revanche rien, c’est le lot des pays pauvres. Les riches restent riches, les pauvres restent pauvres, mais les images de la prospérité circulent à foison… C’est une différence essentielle avec le couple centre-périphérie décrit par Fernand Braudel. Hier la périphérie était un lieu de vie au ralenti, la vie de toujours, des paysans. De nos jours la périphérie voit le centre comme si elle y était. Avec l’abaissement du coût des communications, elle est dans un éloignement paradoxal : comme les jeunes des cités décrits par « la Haine », elle peut débarquer au centre le samedi soir par le RER et retourner chez elle, dans un lieu privé de tous les attributs du centre. La baisse du coût des distances aiguise la polarité entre le centre et la périphérie au lieu de la réduire.

D. Strauss-Kahn. – La mondialisation réduit les distances physiques et temporelles mais augmente les distances symboliques. Pour être au cœur productif, il faut être au centre. C’est là qu’est produit l’essentiel de la valeur ajoutée.

D. Cohen. – Ceux qui pensent avec l’économiste David Ricardo que la mondialisation est une bonne chose car elle aiguise la division du travail, légitimant ainsi la spécialisation des nations, ont tort. Les pays spécialisés, ce sont les pauvres de la périphérie produisant un seul type de biens ou de services qu’ils revendent au centre. Ce qui fait la prospérité du centre lui-même, c’est justement la densité des échanges et, pour le coup, la pluralité, la polyvalence.

D. Strauss-Kahn. – L’économie indienne hyperspécialisée dans le textile s’est écroulée lorsque les techniques de production se sont mises à changer. La division internationale du travail n’enrichit pas les deux partenaires. Elle enrichit l’un et permet seulement à l’autre de survivre.

D. Cohen. – Regardez le Mexique. Ce pays a joué à fond la carte de la sous-traitance des Etats-Unis avec les maquilladoras, situées à la frontière et drainant à leur profit l’emploi naguère situé à Mexico. Avec l’accélération de la mondialisation, il est en train de découvrir que cette spécialisation extrême le met dans une situation de vulnérabilité par rapport à des concurrents moins chers comme la Chine, qui en devenant l’atelier du monde est en passe de devenir à son tour… un centre, un cœur industriel doté de compétences polyvalentes.

N. O. – Quand on parle de mondialisation, un autre mythe vient à l’esprit, celui qui établit un lien entre religion et développement, islam et ratage économique par exemple.

D. Strauss-Kahn. – Cette idée d’un certain déterminisme vient du fait qu’en général les grands bonds en avant ont été autorisés par l’existence d’un esprit d’innovation, lui-même engendré par des structures sociales suffisamment décentralisées pour permettre à l’innovation d’éclore.

D. Cohen. – Le cas de l’Islam est frappant. Croyant souligner la différence entre l’Occident et l’Islam, les commentateurs le décrivent en des termes qui s’appliqueraient aux autres civilisations, à la Chine par exemple. Longtemps en avance sur l’Occident, l’Islam et la Chine ont connu trois siècles d’immobilisme qui ont permis à l’Europe de les dépasser. Ils sont ensuite vassalisés au xixe siècle, entraînant, à l’heure de l’indépendance, un même repli protectionniste dans les deux cas. Jusqu’au jour où la Chine a fini par suivre le chemin choisi par le Japon et Taïwan d’une ouverture, certes contrôlée, sur le monde. On connaît la suite : avec une croissance de 10% l’an, l’empire du Milieu rejoint les grands. Or, il y a vingt ou trente ans, on parlait dans les mêmes termes de la Chine, de l’Inde et de l’Asie en général que de l’Islam aujourd’hui… L’idée que les pays à majorité musulmane sont aujourd’hui incapables d’ouverture, de changements est tout simplement contredite par les faits. En matière démographique, dans les pays arabes comme dans les pays asiatiques, on observe des évolutions parfaitement comparables. La diffusion de nouveaux modèles de référence, de représentations venues de l’économie-monde, par la télévision entre autres, ont enclenché une formidable transformation qui s’observe partout. Cette mutation est le signe que les pays musulmans ont a priori la même capacité d’ouverture que les autres. C’est ici que ces autres ennemis de la mondialisation que sont les mollahs ou les tenants du choc des civilisations se fourvoient.

N. O. – Symbole de l’américanisation et de l’hypercapitalisme, la mondialisation fournit un bouc émissaire aux pays pauvres. Que faire ?

D. Strauss-Kahn. – Dire solennellement comme l’ont fait les chefs d’Etat au lendemain du 11 septembre qu’il ne fallait surtout pas accréditer la thèse du « choc des civilisations » prédit par Huntington était une sage décision. Mais on ne viendra pas à bout du terrorisme sans extirper une de ses racines, la pauvreté. Il faut donner aux pays les plus pauvres les moyens d’augmenter leur niveau de vie et, pour désarmer l’argument selon lequel l’Amérique n’a eu que le châtiment qu’elle méritait, organiser le développement. Voici trois pistes : 1) Améliorer le fonctionnement des institutions de régulation comme l’OMC ou la Banque mondiale. Ce que dit Joseph Stiglitz sur le Fonds monétaire peut sembler exagéré, mais il a raison d’insister sur certains dysfonctionnements. 2) Prendre à bras le corps le problème de la dette et de l’aide publique. Les initiatives actuelles ne sont pas à la mesure du débat. L’Europe a une responsabilité historique envers les pays du pourtour de la Méditerranée : il faut, ici, être plus ambitieux. 3) Cibler spécifiquement quelques « biens publics » qui commandent la santé d’une nation. Je pense à l’eau et à ce que les spécialistes appellent le « stress hydrique ». A la conférence de Doha, l’accord sur les médicaments génériques contre le sida a montré que les pays riches pouvaient être efficaces.

N. O. – Jusqu’à quel point la France et l’Europe peuvent-elles s’inscrire dans un horizon mondialisé ?

D. Cohen. – L’Europe a longtemps été un continent prométhéen, « schumpétérien » : son modèle de développement était fondé sur l’innovation et c’est cette innovation qui lui donnait son avance sur les autres. Aujourd’hui, je crains que sa croissance soit davantage « smithsienne » : comme Adam Smith, elle croit un peu trop à la logique des baisses de coûts, aux vertus d’un « empire » (qui pourrait être l’Union élargie) où elle pourra fabriquer ou faire fabriquer ailleurs, moins cher, en exploitant les différences de coûts entre ses différentes « régions ». L’Europe reste un bon prescripteur de technologies ; elle n’est plus à l’origine de leur conception. Ce capitalisme défensif lui permettra-t-il de tirer la meilleure part de la mondialisation ? D. Strauss-Kahn. – La France s’est bien adaptée à la mondialisation. Pour des raisons qui tiennent à son génie propre, ses ingénieurs, sa créativité, l’innovation est encore là. Mais ce qui se passe dans les universités et dans la recherche est inquiétant. La baisse des crédits et la fuite des chercheurs sont lourdes de menaces. Dans le processus de mondialisation que nous vivons, ils peuvent porter en germe un déclassement irréversible. Propos recueillis par Jean-Gabriel Fredet et Dominique Nora

Diplômé des Hautes Etudes commerciales, diplômé de Sciences-Po et agrégé de sciences économiques, Dominique Strauss-Kahn est né en 1949. Il enseigne actuellement à l’Institut d’Etudes politiques de Paris. Membre du Parti socialiste, député, ancien président de la commision des Finances de l’Assemblée nationale, ancien ministre de l’Economie, maire de Sarcelles, il est l’auteur de nombreux essais, dont « la Richesse des Français » et « la Flamme et la cendre » (Grasset).

Daniel Cohen est né en 1953. Normalien, agrégé de mathématiques, agrégé d’économie, docteur en sciences économiques, membre du Conseil d’Analyse économique, il est professeur de sciences économiques à l’Ecole normale supérieure et à l’université de Paris-I. Il est l’auteur de nombreux essais, dont « Richesse du monde, pauvreté des nations », et...« Nos temps modernes ». Il a été désigné économiste de l’année en 1997 par « le Nouvel Economiste »

Le Nouvel Observateur, 5 Février 2004