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L’encodage des oeuvres numériques, un nouveau Big Brother ?

Michel Rocard, Bernard Carayon
Publié le vendredi 23 juin 2006.


Le texte sur les « Droits d’auteur et droits voisins dans la société de l’information » (DADVSI), qui arrive en commission mixte paritaire cette semaine, recèle des enjeux économiques et stratégiques qui dépassent largement la simple rémunération des auteurs et interprètes sur le segment des oeuvres numérisées. En effet, la numérisation, en dissociant l’oeuvre de son support physique, fait intervenir dans la relation entre artistes et public un nouvel intermédiaire, le créateur des formats d’encodage numérique et des logiciels capables de produire et de lire ces formats, qui se trouve ainsi en situation de contrôle des flux d’information.

En collusion avec les éditeurs dominants, et de façon contraire aux intérêts des artistes comme du public, cette position silencieusement monopolistique de contrôle technique produit déjà nombre d’effets pervers. Ainsi en est-il du « zonage » des DVD : présenté comme moyen de « lutte contre le piratage », ce dispositif permet, en contravention aux lois sur le commerce international, d’interdire par exemple de lire en Europe un DVD acheté aux États-Unis. Cela n’empêche bien sûr aucunement le piratage – regraver un DVD est un jeu d’enfant –, mais sert à segmenter artificiellement des marchés distincts pour y contrôler les prix. C’est ainsi que Warner vend actuellement ses DVD en Chine au prix de 1,5 $. Est-ce de la vente à perte, ou bien le prix qu’il serait possible de payer partout ailleurs pour des oeuvres déjà largement amorties ? Pourquoi aussi n’est-il pas possible de sauter la publicité figurant au début de chaque DVD ? Vétille, ou accaparement insidieux de temps de cerveau disponible ? L’irruption, non pas incontrôlée mais plutôt trop bien contrôlée, du numérique dans nos vies, peut être fort dommageable, car pour la première fois le contrôle de l’usage peut se faire jusque dans la sphère privée des individus. Cet espace de liberté, auparavant inviolable, est actuellement menacé, par le biais des connexions Internet des particuliers. Rétablissons la vérité : l’objet de la directive EUCD dont est issu DADVSI n’est pas la protection des artistes, ni même la lutte contre les copies illicites. La disposition principale de ce texte est de sanctuariser les « mesures techniques de protection » (MTP), méthodes logicielles d’encodage des oeuvres, créant de fait un droit sur les moyens de transmission de l’information. Cette nouvelle forme de propriété industrielle possède des caractéristiques surprenantes : elle ne nécessite aucune innovation mais juste un usage dans un système (l’algorithme CSS de pseudo-protection des DVD est un simple codage par échange de symboles, comme Jules César le faisait il y a deux mille ans), ne requiert aucun dépôt devant une instance d’évaluation telle qu’un office de brevets, ne coûte rien et sa durée est illimitée. En outre, elle s’applique à des méthodes algorithmiques, alors que le Parlement européen a repoussé la brevetabilité du logiciel.

L’objet de ce droit est d’empêcher éternellement quiconque de réaliser un logiciel permettant de décoder un flux numérique contenant une oeuvre (ce qui concerne donc même les fichiers de traitements de texte) sans la permission du créateur de l’algorithme d’encodage. La subordination des créateurs de logiciels de lecture aux éditeurs et créateurs du format d’encodage permet de contrôler l’usage que les particuliers feront de leurs équipements numériques, comme cela a déjà été fait par Sony-BMG avec son système XCP, qui installait sur l’ordinateur de l’utilisateur, à son insu et de façon irréversible, des versions modifiées des composants du système visant à empêcher certains comportements jugés contraires aux droits d’exploitation des oeuvres. Plus grave encore, le dispositif de Sony se connectait régulièrement par Internet sur le site de l’éditeur, ce qui constitue une très grave menace pour la vie privée et la confidentialité des systèmes d’information par le risque d’utilisation malicieuse de cette connexion. La version actuelle du texte DADVSI, qui subordonne le droit à l’interopérabilité aux décisions d’une autorité administrative indépendante, ne permet pas de s’en protéger.

Mais surtout, les MTP à l’ère de l’Internet permettent la location des oeuvres : nul ne possédera plus de copies utilisables de ses fichiers, qui seront stockés dans un « coffre-fort numérique » crypté, enclave de l’éditeur au sein des ordinateurs des particuliers, l’éditeur pouvant à tout moment révoquer par Internet les licences d’utilisation des fichiers.

Alors que le numérique autorise la multiplication de l’accès à la culture, de tels systèmes fragiliseraient celle-ci, mettant les oeuvres sous l’épée de Damoclès d’une panne de disque dur, de la disparition de l’éditeur, ou d’autodafés numériques instantanés si la censure de telle ou telle oeuvre était décidée. Est-ce réellement cela que souhaitent les artistes ? Et quel serait le coût de l’accès aux oeuvres sous un tel monopole de contrôle ? Déjà, est-il raisonnable de faire payer 1 euro par titre, alors que l’essentiel des coûts de distribution est assuré par les internautes eux-mêmes, et que les artistes n’en touchent que quelques centimes ? Alors que le texte voté par l’Assemblée nationale préservait l’indépendance du logiciel libre, la version lourdement amendée par le Sénat permet, sous prétexte de protection des artistes, d’in terdire la redistribution du code source, clé de voûte de la création distribuée de valeur ajoutée dans le monde du logiciel, et de fermer au logiciel libre les portes des administrations et des entreprises.

Ce qu’illustrent les combats actuels autour de l’appropriation des méthodes intellectuelles et algorithmiques, brevets logiciels et MTP confondus, c’est l’émergence de l’interopérabilité comme un principe fondamental du droit de l’ère numérique, comme la liberté de parole et d’association l’ont été dans le passé pour la réalisation d’une société moderne, dégagée des féodalismes. L’Assemblée nationale l’avait compris, et cette décision avait été saluée bien au-delà de nos frontières. Alors que la Commission europénne doit réexaminer dès octobre la directive EUCD, ne sacrifions pas dans la précipitation notre indépendance culturelle et technologique. Le prix pour les artistes, la Nation dans son ensemble et la culture, serait fort lourd à payer.

Le Figaro, 23 Juin 2006