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Pour une autre Afrique (Michel ROCARD)

Guillaume Dupont
février 2003.


"Peut-on se désintéresser de l’Afrique ?" Telle est la question qui ouvre ce petit livre, à la fois essai, témoignage et pamphlet. Ce qui justifie une telle question, c’est le constat d’un décalage entre les discours et les pratiques politiques de la plupart de ceux qui affirment vouloir aider l’Afrique. Signé par un acteur majeur de la vie politique française, internationale et européenne -ancien premier ministre, Michel Rocard est aujourd’hui député européen-, cet ouvrage constitue une introduction à la réflexion sur les questions politiques et économiques qui se posent aujourd’hui à l’Afrique. Des chiffres et un constat, pour commencer : l’Afrique, ce sont 30 millions de km², soit 3 fois l’Europe ; des ressources minérales qui fournissent au moins 10% de la production mondiale ; le tiers du capital hydroélectrique du monde ; 10% des réserves mondiales de pétrole et de gaz naturel ; c’est une population de près de 800 millions aujourd’hui, 1400 millions attendus pour 2020 ; 50% de cette population a moins de 25 ans. Mais chez M. Rocard, pas de couplet lyrique sur les richesses de l’Afrique : le constat, c’est que l’Afrique "ne va pas bien" (p. 7), et il s’agit de comprendre pourquoi. Le livre est traversé par cette conviction que "la plupart des concepts que l’Occident développé utilise dans sa relation de coopération avec l’Afrique sont erronés ou non pertinents, que ce soit dans l’ordre politique, institutionnel ou économique". Dire que "le développement se conquiert" et "ne se parachute pas", c’est dire qu’il est et ne peut être que politique. Il s’agit donc d’établir quelles sont les conditions nécessaires du développement africain. M. Rocard le fait à travers 3 questions : "Comment préserver la paix ?", "Comment favoriser l’émergence des droits de l’homme et de la démocratie ?", "Comment construire la puissance publique ?" Les réponses qu’il apporte ne sont pas des recettes mais elles ont le mérite de clarifier les termes du débat.
- Concernant les conditions de la paix, il s’agit selon M. Rocard : de dégager au sein des institutions internationales (ONU, Union Européenne) des moyens financiers pour la sécurité en Afrique ; de permettre la création d’une force interafricaine de paix ; d’étouffer les trafics qui entretiennent les guerres en en raréfiant les débouchés ; de transférer à l’Afrique elle-même la décision de l’opportunité d’une ingérence extérieure ; de tenir un registre des armes légères, en contrôler la circulation et permettre leur destruction si elles sont illégitimement détenues ; d’aider, par l’expertise et le financement, à la mise en place par l’Afrique d’observateurs chargés d’anticiper les crises ; d’encourager l’émergence progressive de "communautés régionales fortes".
- Le débat sur les droits de l’homme et la démocratie s’est clos, du moins sur le principe, avec la Charte africaine des Droits de l’homme adoptée en 1981 dans le cadre de l’Organisation pour l’Unité Africaine. Reste que la démocratie et les conditions de son émergence posent en Afrique des problèmes spécifiques qui n’ont peut-être pas été suffisamment envisagés comme tels jusqu’ici. M. Rocard écrit ainsi que "tout se passe en Afrique comme si l’Occident colonisateur avait efficacement détruit une amorce de sociabilité locale que l’on peut appeler démocratie consensuelle, et n’arrivait pas à faire prendre la greffe de son produit de remplacement, la démocratie conflictuelle" (p. 67). Au lieu de parier sur une dynamique spontanée du pluralisme, il faut se donner les moyens de penser la dialectique subtile qui combine l’autorité du chef rassembleur et les effets du multipartisme : présenter les choses ainsi, c’est suggérer que ni le développement des partis ni le "rassemblement" populaire ne constitue une fin en soi. M. Rocard adopte ainsi une position prudente qui le conduit à insister sur une double nécessité : celle d’accorder un statut politique, juridique et financier aux oppositions et celle de permettre aux chefs d’Etats et à leurs ministres de vivre dignement sans avoir à recourir au détournement des fonds publics.
- Quel modèle pour l’Etat africain, précisément ? Soulignant que la concussion est une pratique courante dans de nombreux pays d’Afrique, et ce à tous les niveaux de l’appareil d’Etat, M. Rocard affirme que le meilleur remède réside dans une "administration de terrain" : ce qui suppose le développement du pouvoir municipal, une véritable décentralisation, et l’émergence d’une société civile ayant les moyens de s’informer et de s’exprimer. M. Rocard évoque sur ce point la suggestion faite il y a une vingtaine d’années par René Lenoir dans Le Tiers Monde peut se nourrir : l’idée est celle d’un cadre comptable simplifié permettant à la commune, fédération de villages de l’ordre de 10.000 habitants, de jouer un rôle décisif dans la gestion des ressources et des infrastructures et dans l’organisation des travaux collectifs. Suggestion "toujours actuelle" qui, écrit M. Rocard, vise à "permettre aux communautés de base de rompre avec les traditions administratives et comptables léguées par les colonisateurs, généralement abstraites, étrangères à toute activité économique et fondées surtout sur la méfiance et le contrôle plutôt que l’initiative" (p. 93). Il ne s’agit donc pas de réinventer l’Afrique. Si, comme l’affirme M. Rocard, "tout est à revoir" en matière de coopération internationale à destination de l’Afrique, c’est au sens où il est "nécessaire d’ouvrir tant au Sud qu’au Nord un débat politique approfondi et rigoureux sur toutes ces questions". Ceux qui y prendront part, comme la France dont M. Rocard écrit qu’elle "s’honorerait d’en prendre l’initiative", devront avoir conscience que rien ne leur permet d’adopter une position de surplomb à l’égard des individus, des peuples, des Etats et des organisations régionales qui font aujourd’hui l’Afrique.